L'affaire Menneville
Si les “Fouquetleaks” mettent en péril la réputation de plusieurs figures féminines éminentes de la cour (Sévigné, Scudéry …), une seule d’entre elles devra s’exiler à la suite du scandale : Catherine de Menneville (ou Manneville). Son ascension brillante comme sa chute soudaine donnent lieu à une multitude de commentaires et de prises de position contrastés, qui s'efforcent d'imposer une version favorable ou défavorable de sa situation et de son histoire, au point de constituer, dans leur ensemble, une véritable “guerre de discours”.
La “Conversation des soupçons” du tome II des Nouvelles Nouvelles, où Menneville est désignée sous le nom de “L’Illustre M. E.” (abrévation de MEnneville, conformément à une pratique attestée), s’inscrit résolument dans cette logique d’affrontements discursifs.
Grandeur et décadence
Fille de la petite noblesse d’épée (née en 1636), elle parvient rapidement à gravir les échelons et à devenir fille d’honneur de la Reine : à ce titre, elle est une personnalité en vue du début des années 1660. Racine la cite, dans une lettre, parmi les jeunes beautés de la cour. Des vers courent à son sujet, louant ses charmes, à l’exemple de ceux-ci :
Toute la cour est éprise
De ces attraits glorieux
Dont
vous enchantez les yeux,
Menneville ; ma franchise
S'y devrait bien engager;
Mais mon coeur est place prise
Et vous n'y sauriez loger.
(Cité par A.
Chéruel, Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet surintendant des
finances, 1862, p. 102)
En 1661, à la veille de sa chute, elle danse encore dans le prestigieux Ballet des Saisons aux côtés de dames en vue à la cour.
Son ascension fulgurante passe par des relations amoureuses avec les grands de la cour. En 1661, elle obtient une promesse de mariage du duc de Damville, dont l’exécution est retardée jusqu’à la mort de celui-ci. Fouquet, surtout, noue avec elle des relations intimes et lui verse des sommes considérables, ce qui lui permet de maintenir un train de vie aisé.
Lors de l’arrestation du surintendant, on trouve dans les cassettes de ce dernier un nombre important de lettres et de billets compromettants pour Mlle de Menneville. La quantité de pièces mises au jour peut d’ailleurs aisément laisser envisager qu’il s’agit d’un complot fomenté à son encontre. Quoi qu’il en soit, elle est déshonorée, doit quitter la cour et se retirer au couvent de Courbevoie, où elle mourra en décembre 1669. Elle n’est alors pas tout à fait oubliée, puisque Robinet notifie son décès dans ses Lettres en vers à Madame du 14 décembre [voir l’extrait] La dite maussade Cloton [la mort], / Qui, suivant son instinct glouton, / Tous les vivants sans fin dévore, / Du couchant jusques à l’aurore, / Ce monstre par trop carnassier, / Que rien ne peut rassasier, / Fit naguères à Courbevoie / Aussi son butin et sa proie / D’un objet dont en cour jadis / Les yeux faisaient le paradis, / De la charmante Maneville [en marge : fille d’honneur de la reine mère] / Pour qui le défunt duc d’Amville, / Qui rime avec elle des mieux, / Eut un penchant fort amoureux.
Une guerre de discours
La chute de Catherine de Menneville est évoquée et commentée dans un certain nombre de textes contemporains ou postérieurs, dont plusieurs sont composés avec l’intention d’imposer une lecture des événements. Offensive de communication, la production de discours autour de cette affaire illustre remarquablement le rôle que peuvent jouer les pièces d’actualité (et donc, les professionnels des lettres) dans l’évolution d’une carrière à la cour, par la lecture qu’elles proposent d’un événement décisif : au moment de la survenue de l’événement, elles visent à infléchir les opinions; a posteriori, elles luttent pour imposer une certaine version de l’histoire. De telles circonstances offrent aussi la possibilité, pour des écrivains comme Donneau de Visé, de mettre sur le marché des textes dont l’ancrage dans l’actualité doit assurer le succès commercial.
A l’instar des factums et pièces en vers que les amis de Fouquet publient pour soutenir sa cause (Aux Nymphes de Vaux de La Fontaine, le Discours au Roi de Pellisson), les textes adoptent des formes diverses pour prendre la défense de Menneville :
Le superbe manuscrit d’apparat intitulé Le Portrait de Mademoiselle de Manneville (Bib. du Château de Chantilly, Ms-1298), dont les vers sont de Puget de La Serre, est un cas de figure fascinant. Daté de quelques jours seulement après l’arrestation de Fouquet (12 septembre 1661), ce portrait, qui insiste fortement sur la vertu de sa dédicataire, a tout d’un discours apologétique indirect, qui vise à asseoir une certaine réputation en prévision des troubles qui s’annoncent à la suite de l’arrestation du surintendant.
La “Conversation des soupçons”, au tome II des Nouvelles Nouvelles, est avant tout une pièce commentant l’actualité, tout à fait représentative du mode de production de Donneau de Visé. L’auteur profite toutefois d’y glisser un passage visant à innocenter Menneville dans l’opinion du lecteur [citation] Il faut avouer, incomparable Dioclée, que vous êtes la plus obligeante, la plus généreuse et la plus juste fille du monde, et que l'illustre M. E. vous est bien obligée de publier ainsi son innocence. Tout ce que vous venez de dire en fait foi, et en décrivant judicieusement et avec sincérité ce qui a causé son malheur, vous avez fait son apologie le plus ingénieusement du monde. (t. II, p. 53).
Plus tard, les Mémoires de Madame de Motteville donneront une version surprenante de l’histoire, selon laquelle Mlle de Menneville est précisément justifiée par les papiers trouvés dans la cassette du surintendant [citation] La fortune et la mort s'opposèrent à ses [ceux de Madame de Menneville] désirs et la détrompèrent de ses chimères. Son prétendu [= futur] mari [Damville] s'était aperçu qu'elle avait eu quelque commerce avec le surintendant Fouquet et qu'elle avait cinquante mille écus de lui en promesses. Elle ne les reçut pas, et perdit honteusement en huit jours tous ses biens, tant ceux qu'elle estimait solides que ceux où elle aspirait par sa beauté, par ses soins et par ses engagements. Ils paraissaient honnêtes à l'égard du duc de Damville et n'étaient pas non plus tout à fait criminels à l'égard du surintendant. On le connut clairement, car il arriva pour son bonheur que l'on trouva de ses lettres dans les cassettes du prisonnier, qui justifièrent sa vertu. (éd. de 1869, vol. IV, p. 294)
Le cas le plus impressionnant reste toutefois le mystérieux manuscrit intitulé L’Innocence persécutée, où l’auteur, anonyme, met en scène Colbert et Berrier, où Colbert révèle que la pauvre Menneville, parfaitement innocente, n’aurait été qu’un levier de plus pour faire tomber Fouquet. (NB : qu’elle soit innocente ou non, l’instrumentalisation de Menneville par Colbert est corroborée par divers vices de procédure, répertoriés au bas de la fiche Fouquetleaks).
A ces discours et mémoires apologétiques répond toute une production antagoniste, qui sert d’autres intérêts (conservation de la réputation des autres femmes impliquées dans l’affaire, discrédit de Fouquet…) et qui affirme la culpabilité de Menneville. Episode révélateur, l’indignation qu’exprime, à l'occasion du procès Fouquet, le chancelier Séguier, en constatant la circulation de fausses lettres diffamatoires. Selon le Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson en date du 14 novembre 1664, le magistrat aurait déclaré que “l'on s'était plaint avec raison des lettres infâmes qui avaient couru lors de sa [celle du surintendant] capture; qu'elles étaient supposées et que l'on n'en avait publié aucune, le roi n'ayant pas voulu commettre la réputation des dames de qualité.” (éd. de 1861, p. 270). Une des lettres les plus scandaleuses de Menneville, probablement fausse, se trouve dans le recueil Conrart (t. XI, fol 151).
Parmi les prises de position défavorables à Menneville, on relève en particulier les suivantes :
Madame de Lafayette insère dans ses Mémoires d’Henriette d’Angleterre une brève évocation de cette affaire, qui travaille à sauver les autres dames impliquées tout en sacrifiant Menneville. Elle écrit précisément le contraire de ce que racontent les Mémoires de Motteville :
On trouva dans les cassettes de M. Fouquet plus de lettres de galanterie que de papiers d’importance. Et comme il s’y en rencontra de quelques femmes qu’on n’avait jamais soupçonnées d’avoir de commerce avec lui, ce fondement donna lieu de dire qu’il y en avait de toutes les plus honnêtes femmes de France. La seule qui fut convaincue ce fut Mesneville, une des filles de la reine que le duc de Damville avait voulu épouser. Elle fut chassée et se retira dans un couvent. (éd. de 1853, p. 38)
La version que l’on trouve dans les Mémoires du comte de Brienne s’attache surtout à discréditer Fouquet, mais Mlle de Menneville y est, de fait, accusée.
je m’aperçus de l’amour que M. Fouquet portait à la belle Menneville, fille d’honneur de la Reine-mère ; et ce fut dans la chapelle où l’on entre par la salle des Cent-Suisses, que je m’en aperçus la première fois. M. Fouquet était fou à lier, il donna cinquante mille écus à cette fille, et madame Duplessis-Bellière servit de confidente à cet impudent qui, à la vue de toute la cour, faisait de si grands frais en amour. (édition de 1828, p. 172-173)