Critique de Sophonisbe
En insérant dans ses Nouvelles Nouvelles un discours critique sur la Sophonisbe, Donneau coupe l’herbe sous les pieds de l’abbé d’Aubignac. La démarche qu’il entreprend présuppose en effet la connaissance de la parution (future ou déjà effective) des Remarques (texte dépourvu d’achevé d’imprimé, mais accompagné d’un privilège du 7 février), ainsi que de leur contenu, à tout le moins dans son état embryonnaire. L’usage ironique du terme « remarques » (p. 245 et p. 269), la similitude des griefs aubignaciens avec ceux qui sont invoqués dans les propos du Straton des Nouvelles Nouvelles (voir annotation des pages suivantes), tout indique que la “critique de Sophonisbe” offerte par Donneau à la suite des propos sur Molière a été composée à partir du texte même de l’abbé ou à tout le moins des rumeurs qui circulaient sur les arguments dont il faisait flèche. Le discours de Donneau relève par conséquent d’un procédé commercial dont l’efficacité est bien attestée : la publication d’un produit concurrent identifiable comme tel par le lectorat.
À la différence des pamphlets de d’Aubignac, cette critique de la Sophonisbe ne revêt aucun enjeu poétique. Donneau a pour principal objectif de capter l’attention du public mondain :
Il soigne la manière de publier le texte, en l’insérant dans la conversation des nouvellistes. La critique se mêle harmonieusement aux autres pièces des Nouvelles Nouvelles et profite de l’intérêt que suscite l’ensemble de l’ouvrage.
Il adresse explicitement ce texte à des spectateurs ou à des curieux de théâtre en le qualifiant de « sentiments confus conçus après avoir vu jouer cette pièce une fois seulement ». Pareille description évite à sa critique d’apparaître comme un propos théorique.
Il organise le texte en fonction des critères de la représentation, en commentant successivement les acteurs et les rôles, puis la pièce dans son ensemble. La disposition choisie présente l’avantage à la fois de correspondre à l’expérience d’un spectateur et de s’éloigner de la forme d’un traité.
Qu’il s’agisse de son ambition ou de sa forme, ce discours sur la Sophonsibe se rapproche ainsi d’une critique théâtrale moderne. Il en constitue l’un des tous premiers exemples dans l’histoire de la littérature française (pour plus d’informations sur cette question ainsi que sur le dispositif énonciatif, voir l’article de C. Schuwey et A. Vuilleumier, « Les conditions de possibilité de la critique dramatique au XVIIe siècle : le cas du discours de Donneau de Visé sur la Sophonisbe », Littératures classiques, en ligne).
Donneau profite également de l’occasion pour se mettre en valeur et développer son réseau. Il conclut son texte en se proclamant “téméraire” et en revendiquant sa jeunesse, une posture particulièrement valorisée dans ces années 1660 adeptes de nouveauté. Et au passage il sert ses ambitions théâtrales en se ménageant les faveurs des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. L’examen des rôles tenus dans la Sophonisbe est en effet l’occasion de faire l’éloge des différents membres de la troupe. Démarche non dépourvue d’arrière-pensées : ces mêmes comédiens doivent prochainement représenter sa comédie en un acte, Les Coteaux ou les marquis friands ; il est également possible que les négociations pour sa prochaine Mère coquette (comédie en cinq actes créée finalement en 1665 par la troupe de Molière) soient déjà entamées à cette date.