Mémoires

Dans le passage du t. III des Nouvelles Nouvelles consacré à Molière,
          Straton relève avec insistance que la création dramatique de ce dernier est fondé sur le
          recours à des mémoires (= des recueils d’indications) que lui fournissent les gens de
          qualité qui assistent à ses spectacles. [déplier ci-dessous] après
              que l'on eut joué Les Précieuses, où ils étaient et bien représentés et
              bien raillés, ils donnèrent eux-mêmes, avec beaucoup d'empressement, à l'auteur dont
              je vous entretiens, des mémoires de tout ce qui se passait dans le monde et des
              portraits de leurs propres défauts et de ceux de leurs meilleurs amis, croyant qu'il y
              avait de la gloire pour eux que l'on reconnût leurs impertinences dans ses ouvrages et
              que l'on dît même qu'il avait voulu parler d'eux. (p. 224)
 Notre auteur, ou,
              pour ne pas répéter ce mot si souvent, le héros de ce petit récit, après avoir fait
              cette pièce, reçut des gens de qualité plus de mémoires que jamais, dont l'on le pria
              de se servir dans celles qu'il devait faire ensuite, et je le vis bien embarrassé, un
              soir, après la comédie, qui cherchait partout des tablettes pour écrire ce que lui
              disaient plusieurs personnes de condition dont il était environné ; (p. 226)
              L'on ne doit point après cela s'étonner pourquoi l'on voit tant de monde à ses
              pièces : tous ceux qui lui donnent des mémoires veulent voir s'il s'en sert bien. (p.
              227)
 Notre auteur, après avoir fait ces deux pièces, reçut des mémoires en
              telle confusion que, de ceux qui lui restaient et de ceux qu'il recevait tous les
              jours, il en aurait eu de quoi travailler toute sa vie, s'il ne se fût avisé, pour
              satisfaire les gens de qualité et pour les railler ainsi qu'ils le souhaitaient, de
              faire une pièce où il pût mettre quantité de leurs portraits. (p.
          229)
Les mêmes accusations seront à nouveau formulées dans la Zélinde du
          même Donneau de Visé quelques mois plus tard [déplier ci-dessous].
              “Pour ce qui est des mots précieux dont votre pièce est pleine, vous avez beaucoup
              risqué de les faire encore une fois monter sur le théâtre, et je crois que, sans le
              bonheur qui vous accompagne, ils auraient déplu aux Français, qui n’aiment pas moins
              les divertissements nouveaux que les modes nouvelles. L’on connaît, par là, que vous
              êtes bon ménager et que vous n’avez pas voulu perdre ce qui vous restait des mémoires
              que l’on vous donna lorsque vous travaillâtes aux Précieuses. […] Si
              vous voulez venir dîner un de ces jours avec moi, je vous donnerai des mémoires dont
              vous vous pourrez facilement servir, dans le sujet que vous m’avez dit que vous
              vouliez traiter."
 “Dans une autre scène, l’on pourrait faire venir tous les
              auteurs et tous les vieux bouquins où il a pris ce qu’il y a de plus beau dans ses
              pièces. L’on pourrait ensuite faire paraître tous les gens de qualité qui lui ont
              donné des mémoires, et tous ceux qu’il a copiés.”
Si l’on en croit donc l’auteur des Nouvelles Nouvelles et de Zélinde, la réussite de Molière reposerait sur l’exploitation occulte d’une documentation. La démarche, présentée comme fondamentalement irrégulière, est mise sur le compte de la propension de Molière à recourir à des procédés déontologiquement contestables, qui font de lui un véritable « gâte-métier ». L’accusation n’est d’ailleurs pas le seul fait de Donneau, et les informations sur les gens de qualité ne seraient pas le seul matériau que le comédien auteur tire subrepticement de mémoires. Ainsi Somaize, dans ses Véritables Précieuses, prétendra que les sujets mêmes de ses pièces proviennent eux aussi de semblables sources. Un personnage y vilipende ainsi l’auteur des Précieuses ridicules : « Qu’attendre d’un homme qui tire toute sa gloire des mémoires de Guillot-Gorju, qu’il a achetés de sa veuve, et dont il s’adopte tous les ouvrages ? ».
La dénonciation, sans doute mensongère, de cette pratique moliéresque est en fait
          révélatrice de la manière dont sont reçues des œuvres telles que Les Précieuses
            ridicules, Les Fâcheux ou Le Cocu imaginaire au
          moment de leur création. Leur degré inédit de ressemblance avec la réalité familière des
          spectateurs ne peut s’expliquer, selon les contemporains, que par l’accès privilégié de
          Molière à des informations tirées des sources les plus proches des réalités qu’il
          représente, autrement dit provenant des individus fréquentant les milieux dépeints. La
          comédie de proximité que propose la troupe du Petit-Bourbon est forcément une entreprise
          fondée sur la contribution du public. 
 Le raisonnement, du reste, n’était pas
          exclusif aux comédies moliéresques : la préface du premier
            Dictionnaire des précieuses (1660) de Somaize invoquait le recours à des
          « mémoires utiles à ce dessein, qui me sont venus de tant d’endroits et en si grand
          nombre » comme argument de la qualité de l’ouvrage proposé.