Réponse de Philis à l'Élégie du soupir
La “Réponse de Philis à l’Elégie du soupir” constitue un élément d’un ensemble plus vaste composé de deux autres textes (l’”Elégie du soupir” et le “Sizain à Philis”), non accessibles au lecteur des Nouvelles Nouvelles (l’un et l’autre seront publiés ultérieurement, dans le recueil des Délices de la poésie galante, paru le 25 septembre 1663).
La compréhension détaillée de ce texte appelle donc la mise en regard de l’ensemble des éléments du dispositif (qu’on peut effectuer à partir des liens proposés ci-dessus). Mais elle requiert également une paraphrase, qu’impose une formulation jouant à l’extrême des ressources de l’ellipse et du paradoxe. Un éclairage contextuel est également nécessaire pour saisir la manière dont ces vers sont redevables à un système de références partagées.
Paraphrase de l’”Elégie du soupir”
Philis interdit à Tirsis de soupirer. Il s’en plaint dans une élégie (“L’Elégie du soupir”, publiée dans les Délices de la poésie galante), mais il obtempère néanmoins. Dans sa “Réponse”, Philis fait état du trouble dans lequel la plonge cette attitude respectueuse. Elle constate à quel point ce comportement s’avère être paradoxalement un outil de séduction puissant. Le développement du texte retrace ses hésitations.
Que le respect, Tirsis, a de force et de
charmes,[paraphrase] Que le
respect se révèle être un moyen de séduction
puissant
Que pour vaincre nos
cœurs il a de douces armes : [paraphrase]
Qu’il possède des atouts qui lui permettent de
surmonter les résistances
féminines
Lorsque, pour m’obliger, tu retiens
tes soupirs, [paraphrase] Lorsque tu
renonces à me dire que tu m’aimes pour me satisfaire
(dans l’”Elégie du soupir” à laquelle ce texte
répond,Tirsis se plaignait de ce que Philis, dont il
était éperdument amoureux, lui avait défendu de
soupirer)
Mes désirs en secret
détruisent mes désirs. [paraphrase] Les
désirs que j’ai alors de t’aimer détruisent les
désirs que j’avais que tu ne m’aimes pas
Je veux, je ne veux pas, et mon âme
incertaine
Doute que sa vertu ne me rende inhumaine.
[paraphrase] Redoute que ma
vertu (qui me pousse à exiger que Tirsis renonce à
m’aimer) fasse de moi une cruelle
Défendre des soupirs, c’est, par trop de rigueur,
Les
écouter aussi, c’est engager son cœur ! [paraphrase] Interdire à l’être aimé de déclarer son
amour, c’est paradoxalement en venir à tomber
amoureux.
Il le faut toutefois,
l'état où je me trouve
Ne m'en fait que trop voir une
sensible preuve. [paraphrase] Il faut
tout de même que j’interdise à Tirsis de soupirer :
le fait que je suis en train de tomber amoureuse (à
cause du respect qu’il me manifeste) indique qu’il
faut que j’évite qu’il m’aime.
J'aime ce que je crains, mon cœur se plaint de moi,
[paraphrase] J’aime l’amour
que Tirsis me manifeste par ses respects, mais je
crains de tomber amoureuse. Mon coeur se plaint de
ce que j’interdis à Tirsis de
m’aimer.
Il s'irrite en secret d'une si dure
loi, [paraphrase] Mon cœur m’en veut
d’être si rigoureuse
Et pensant,
plein d’estime, à sa rigueur extrême,
Il ne peut s'empêcher
de soupirer lui-même : [paraphrase] Tout
en étant fier d’être rigoureux, il n’en tombe pas
moins amoureux
Un respect animé
demeure son vainqueur, [paraphrase] Il
est vaincu par un respect irrité (puisque, si Tirsis
ne soupire pas, il s’en plaint tout de même dans la
pièce précédente).
Trahit mes
sentiments, surmonte ma rigueur,
Me contraint de céder,
attente sur mon âme
Et fait bien voir qu'il est un respect
tout de flamme.
Ah, trop cruel Tirsis ! cesse d'être
soumis, [paraphrase] Cesse de faire ce
que je te demande (c’est-à-dire me montrer du
respect en renonçant à soupirer)
Ne parais plus d'accord avec mes ennemis ;
[paraphrase] Ne sois plus du
côté de ceux qui veulent me faire perdre ma
vertu.
Appelle-moi cruelle,
insensible, inhumaine, [paraphrase] Sois
moins compréhensif et obéissant, montre de la colère
face à ma demande
Et pour lors tes
discours adouciront ma peine. [paraphrase] Ce que tu diras, en étant moins soumis, m’aidera à
ne pas t’aimer (et donc à moins
souffrir)
Sois moins respectueux, je
pourrai résister
Et peut-être qu'encor je pourrai
surmonter.
Ne me contrains donc point, dans l'ennui qui me
presse,
D'exposer à tes yeux mon trouble et ma faiblesse.
[paraphrase] Ne me demande
pas de me trahir et de montrer ce que je ressens,
l’effet que tu me fais, l’emprise que tu as sur
moi.
Écouter tes soupirs, c'est
soupirer aussi [paraphrase] T’écouter
quand tu me dis que tu m’aimes, c’est t’aimer
aussi.
Et partager ta peine en
flattant ton souci.
Ne m'oblige donc pas de paraître
indiscrète,
Et souffre qu'en t'aimant ma flamme soit
secrète.
En t'aimant : qu'ai-je dit ? Non, non ! crois que
Philis
Estime seulement le fidèle Tirsis.
Mais hélas !
l'estimer et souffrir qu'il soupire,
C'est répondre à ses
vœux, c'est l'aimer sans le dire :
Dessous le nom d'estime
on cache en vain l'amour,
Un languissant soupir le met
bientôt au jour ; [paraphrase] Un soupir
révèle que c’était de l’amour et non de
l’estime
Un regard incertain,
joint à l'inquiétude,
La pente que l’on a devers la
solitude,
Un discours inégal, le dégoût des plaisirs
Découvrent malgré nous ce qui fait nos désirs.
Pour ne nous
pas trahir, forçons-nous au silence.
Si nous aimons
Tirsis, redoutons sa présence.
Mon cœur le favorise,
évitons de le voir.
Mais, las ! qui peut aimer et suivre
son devoir ? [paraphrase] Qui peut être
amoureux et rester vertueux (en renonçant à
l’amour)
Peut-être en dis-je plus
que Philis n'en doit dire ;
Mais sa vertu sur elle a
toujours même empire :
Elle estime Tirsis jusques à
l'amitié ;
Sans les vouloir guérir ses maux lui font pitié.
[paraphrase] Même si elle ne
veut pas le guérir (en l’aimant), elle est touchée
par son mal
Pourquoi dissimuler ce
que l'on ne peut taire ?
La sensible amitié ne fut jamais
sévère, [paraphrase] Lorsqu’on aime on
n’est jamais rigoureux dans ses décisions de ne pas
aimer
Et quoique sa vertu combatte
nos désirs, [paraphrase] Et même si le
désir de résister à l’amour combat nos désirs
amoureux
Elle laisse à nos maux
l'usage des soupirs. [paraphrase] On est
tout de même amoureux en ce qu’on
souffre
Soupire donc, Tirsis, mais loin
de ma présence ; [paraphrase] Tu peux
donc être amoureux, mais il ne faut pas que je le
sache
Tes soupirs me font peur
malgré leur innocence,
Leur pouvoir m’est suspect et je
crains leurs appas.
Soupire toutefois, mais ne m’en parle
pas.
Eclairage contextuel
Cette pièce révèle combien la culture à laquelle elle appartient est assimilée par le public auquel elle se destine, de par la forme qu’elle adopte et le thème qu’elle traite, mais surtout de par les nombreuses idées à la mode qu’elle met en circulation. Elle exploite pleinement le motif des soupirs amoureux, au point d’en faire une composante d’un démêlé fondé sur l’opposition entre raison et sentiment, en adoptant un modèle propre à certaines questions d’amour (cf., par exemple, « De l’embarras où se trouve une personne quand son cœur tient un parti et sa raison un autre », Questions d’amour de la comtesse de Brégy, p. 103-108). D’autres sujets propres à la casuistique amoureuse que les romans héroïco-galants et les recueils de pièces galantes avaient mis au goût du jour sont reconnaissables : l’amour démasqué, ou encore l’antagonisme entre estime et inclination (Jaulnay, dans son recueil de Questions d'amour ou conversations galantes dédiées aux belles de 1671 demande : « si l’amour d’inclination est plus forte que toutes les autres sortes d’amours, et que toutes les autres passions ? » On répond « L'amour d'estime et de reconnaissance étant formé par la raison, dont tous les mouvements sont réglés, est beaucoup moins violent que l'amour d'inclination, qui naît en nous sans notre consentement, et y excite toutes les passions [...] » p.10-11)