La préoccupation
Au tome III des Nouvelles Nouvelles, les nouvellistes commentent abondamment les dernières évolutions du champ littéraire. Au sein de ces réflexions diverses, la « préoccupation » tient une place centrale. Le sujet est abordé, avec un certain nombre d’exemples, dans l’échange qui se développe de la p. 178 à 194, puis il est repris dans les propos consacrés à Molière (p. 204-240) et à la Sophonisbe de Corneille (p. 244-276).
Définie dans le Dictionnaire universel de Furetière comme « préjugé, prévention, impression qu'on s'est mise d'abord dans l'esprit », la préoccupation constitue en effet « le plus grand obstacle qui se trouve à rendre la justice et à raisonner sainement ». Appliquée à la littérature, elle devient « ce qui empêche qu’on ne connaisse [la valeur réelle d’] un livre parfaitement » parce que l’on « s’arrête aux premières apparences » (Sorel, De la connaissance des bons livres, 1671, p. 40).
La préoccupation touche plus particulièrement à trois questions centrales :
Elle affecte avant tout l’évaluation de la littérature, à l’heure de la « Naissance de la critique dramatique », lorsque l’avis des lecteurs, lectrices, spectateurs et spectatrices acquiert une légitimité nouvelle. C’est ainsi qu’elle est dénoncée dans La Critique de L’Ecole des femmes, et qu’elle fera également tout l’objet du premier chapitre du traité De la connaissance des bons livres de Sorel en 1671.
Elle met en évidence également l’influence de la réputation de l’auteur sur la réception d’un ouvrage, en contraste avec sa qualité réelle, ainsi que l’exploitation plus ou moins honnête qui est faite de cette réputation pour assurer le succès.
Elle révèle les pratiques publicitaires, en tant que mise en œuvre commerciale de la préoccupation, puisqu’il s’agit bien de « mettre dans l'esprit d'une personne les premières impressions » (Dictionnaire universel) d’un objet (livre ou pièce) afin de susciter sa curiosité et de la prédisposer favorablement à l’acquisition de cet objet.
L’existence d’un tel débat sur la préoccupation signale ainsi l’évolution du champ littéraire et la transformation d’un univers perçu comme régulé et ordonné en un monde complexe chaotique soumis à la diversité des opinions et des critères d’évaluation.
Représenter la préoccupation
La littérature des années 1660 satirise les effets de la préoccupation à plusieurs reprises, notamment dans le cadre des querelles littéraires.
Les Précieuses ridicules peuvent être lues sous cet angle. Préoccupées par la lecture des romans, obnubilées par l’ethos mondain qu’affichent Mascarille et Jodelet, les héroïnes sont incapables de reconnaître que le sonnet est mauvais et que la chanson est affreuse.
Au tome III, p. 184-191 des Nouvelles Nouvelles, Ariste raconte en guise d’exemplum comment un spectateur change d’avis sur une pièce, selon qu’on lui dit qu’elle est de Corneille ou non.
La préoccupation constitue l’un des thèmes centraux des pièces produites tout au long de la dite “querelle” de L’École des femmes. Elle s’incarne notamment dans les personnages de marquis :
Dans LaCritique de L’École des femmes, le marquis considère que si le parterre rit, c’est que la pièce est mauvaise, qu’importe la qualité de celle-ci : « Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait : je ne veux point d’autre chose, pour témoigner qu’elle ne vaut rien. » (scène V)
Toute La Vengeance des marquis de Donneau de Visé s’organise autour de deux personnages, l’un prédisposé en faveur de l’Hôtel de Bourgogne, l’autre, en faveur de la troupe du Palais-Royal.
Le marquis de L’Impromptu de l’Hôtel de Condé est entièrement préoccupé en faveur de Molière. À la scène III, il révèle un avis préconçu sur tous les auteurs, et ne veut que des ouvrages de Molière.
En pleine querelle des satires, la Satire des satires de Boursault met également en scène deux personnages (Le marquis et Ortodoxe) que la préoccupation en faveur de Boileau empêchent de juger des choses pour ce qu’elles sont.
Une critique de la publicité
La préoccupation est, pour partie du moins, une conséquence des pratiques promotionnelles en vogue dans la littérature du second XVIIe siècle. Celles-ci servent ultimement à conférer une bonne réputation (selon le mot de Sorel) aux ouvrages. Cette réputation s’acquiert au bénéfice des auteurs – Corneille, « Prince des poètes », en un exemple – mais également de certains termes ou titres de livres, tel que celui d’Honnête Homme en 1640 qui donna lieu à la gamme d’Honnête Femme, Honnête Fille, Honnête Garçon dans les années suivantes, ou encore le mot « Précieuse » au tournant des années 1660.
Une fois acquise, la réputation peut alors être exploitée pour favoriser le succès d’un ouvrage ainsi que le protéger de la critique.
La réputation d’une œuvre et de son auteur se construisent en amont de la
publication, notamment par des lectures publiques, afin de prédisposer favorablement les
esprits et susciter la curiosité [exemples] – Sorel en dresse
le portrait, insistant, comme Donneau et Guéret avant lui, sur le
rôle des femmes : « Les auteurs qui recherchent la gloire et le crédit doivent
être des gens qui s’introduisent dans toutes sortes de compagnies et qui,
parlant à chacun de leurs ouvrages, les fassent désirer longtemps avant qu’on
les voie. S’ils en lisent ou en récitent des fragments, ce ne seront pas des
pires, afin de donner bonne opinion de ce qui reste. Ils auront aussi mandé
l’approbation de quelques hommes d’autorité qui feront valoir tout ce qui
partira de leurs mains. Quand leurs livres sont des poésies et autres œuvres
galantes, il ne faut pas manquer de les montrer aux dames qui aiment ces sortes
de choses et ont accoutumé de leur donner le prix. Si l’auteur a pu acquérir
leurs bonnes grâces par ses soins et ses complaisances, elles le loueront devant
tous ceux qui leur rendront visite, afin qu’ils aient désir de voir de si belles
choses publiées et qu’ils contribuent à enrichir le libraire. » (Sorel,
De la connaissance des bons livres, 1671, p. 18-19).
– Le libraire Jean Ribou développe des stratégies
promotionnelles par le biais de l’imprimé, annonçant toujours ses prochains
ouvrages dans ceux qu’il publie (voir A. Riffaud, « Jean Ribou, le libraire
éditeur de Molière », Histoire et civilisation du livre, t. X,
2014, p. 315-363). Il développe même des dialogues promotionnels, tels que le
« Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leurs communautés », feuillet
inséré dans la seconde édition des Véritables précieuses qui
promeut tous les prochains ouvrages de la gamme « Précieuse ».
Lors de la parution de l’ouvrage, la réputation acquise précédemment par son
auteur le protège (injustement) [exemples] – C’est ce que
critiquent les Nouvelles Nouvelles – « leur nom les met à l’abri
de la plus juste critique et, bien que ce que l’on dit contre eux soit souvent
vrai, il ne laisse pas que de passer pour des effets de l’envie »
(Nouvelles Nouvelles)
– Sorel : « Il y a d’autres
circonstances qui servent pour l’estime des livres, comme s’ils viennent d’un
homme qui se soit déjà acquis de la réputation par des ouvrages précédents. »
(p. 19).
Enfin, la réputation acquise (par le titre ou par l’auteur) bénéfice aux
ouvrages suivants – procédé cyclique [exemples] – Un titre à
succès peut donner lieu à une gamme. Dans son Roman bourgeois,
Furetière raille ainsi la gamme « Précieuse » du libraire Ribou :
« Rubricologie, ou de l’invention des titres et rubriques , où il est montré
qu’un beau titre est le vrai proxénète d’un livre, et ce qui en fait faire le
plus prompt débit. Exemple à ce propos tiré des précieuses » (1666, p.
604).
– Le fait de faire figurer la mention « Par l’auteur de »
sur les pages de titre permet également de faire bénéficier un nouvel ouvrage du
succès du précédent. Dans sa Promenade de Saint-Cloud, Guéret
fustige la prétention des auteurs à procéder ainsi : « Ignorez-vous qu’il n’y a
plus au Parnasse d’abbé de Torche ? Et faut-il encore vous apprendre que l’on ne
l’appelle plus que l’auteur de la traduction du Pastor fido ?
[...] Mais dites-moi, je vous prie, pensez-vous que tout le monde soit obligé de
le connaître par cette marque ? Sa traduction a-t-elle tant éclaté dans le monde
? Et parce qu’on désigne M. Corneille par la qualité d’auteur du
Cid, est-ce une raison à l’abbé de Torche de se faire appeler
l’auteur de la traduction du Pastor fido ? » (éd. G. Monval,
1888, p. 40).
En abordant ces divers phénomènes sous l’angle de la préoccupation (principalement celle attachée aux noms d’auteurs), Donneau met en évidence les effets de ces pratiques publicitaires sur le public.
Imagination et opinion
Enfin, le débat sur la préoccupation s’inscrit dans celui plus général qui entoure la notion d’imagination, explicitement mise en cause dans les propos d’Ariste : « l’on se persuade qu’ils [certains auteurs] ne font rien que de bien, parce que l’on s’est mis dans l’imagination qu’ils ne peuvent mal faire. » (t. III, p. 191).
« Maîtresse d’erreur et de fausseté » selon Pascal, l’imagination apparaît, à l’époque des Nouvelles Nouvelles, tantôt comme un sujet de discussion, tantôt comme une accusation dans des publications aussi diverses que :
les écrits libertins, qui présentent ainsi les miracles comme des hallucinations, notamment dans la doctrine de Vanini (voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977).
Celles de Port-Royal, qui fustigent la propension des jésuites à exploiter l’imagination de la population ou qui traitent d’« imaginaires » les hérésies dont ils sont accusés » lors de la fameuse querelle des « Imaginaires » (1664-1666)
Celles d’un dévot comme Desmarets de Saint-Sorlin qui, en 1659, synthétise des idées courantes sur la question dans les Délices de l’Esprit.
Concept clé des Pensées – dont l’auteur vient de mourir au moment de la publication des Nouvelles Nouvelles – l’imagination sera significativement remplacée à plusieurs reprises par « opinion » par les éditeurs de Port-Royal en 1669 (voir Shiokawa Tetsuya, “Imagination, fantaisie et opinion : Pourquoi Pascal prend-il pour thème l'imagination dans le fragment 44-78 des Pensées ?”, Équinoxe, VI, p. 78). La question de l’imagination s'inscrit notamment dans une problématique de légitimation de l'opinion personnelle – ou « sentiment » – au cours du siècle (voir J. Rohou, Le Dix-septième, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002, p. 171sq). L’évolution transforme évidemment le fonctionnement du champ littéraire. Depuis la querelle du Cid, les « Sentiments » concurrencent les « Remarques » et « Observations ». Dans la seconde moitié du siècle, la naissance de la critique dramatique illustre cette pluralité des opinions. Si chacun est désormais un juge en puissance et selon son opinion, une saine évaluation de la littérature nécessite alors que lecteurs, lectrices, spectateurs et spectatrices s’émancipent de leurs préjugés. En traitant largement de la préoccupation, et en ne se contentant pas de la mettre en scène, Donneau de Visé fournit ainsi un réservoir d’éléments de langage, de réflexions et de contre-mesures pour parer aux biais de l’opinion et légitimer ainsi la critique littéraire.