« Scène du Tyran »
La « scène du tyran » est l’une des pièces versifiées insérées au tome II des Nouvelles Nouvelles (p. 98-106). Les deux séquences de 32 et 40 alexandrins qui la composent constituent une longue citation, proposée, au sein de la « Conversation des pointes ou pensées », en tant qu’exemple de « sens mystérieux », phénomène analogue à celui de l’équivoque (p. 98).
Le texte, qui reproduit les caractéristiques d’une oeuvre théâtrale, offre un discours sur la tyrannie, au travers des propos d’un souverain et de son interlocutrice, « et d’une femme qu’il détient en son pouvoir » (p. 98).
Une scène de théâtre
Destinés aussi bien à un « auditeur » qu’à un « lecteur » (p. 105), attribués à deux énonciateurs différents qui se répondent en dialogue, les 72 alexandrins à rimes suivies proposés en exemple par le narrateur Cléonte présentent les éléments constitutifs d’une scène de théâtre du XVIIe siècle.
Le choix du lexique, la présence de maximes et de « discours généraux » (pour reprendre les termes de Corneille dans ses « Discours » de 1660), la configuration dramatique opposant un tyran à la femme dont il est amoureux, amènent à y reconnaître une scène de tragédie.
La tragédie du tyran
Le fragment cité par Cléonte laisse deviner un sujet qui correspond aux productions contemporaines.
En effet, plusieurs tragédies créées dans les années précédentes ou suivantes, d’Arie et Petus (1659) de Gabriel Gilbert à Manlius (1662) et Nitétis (1664) de Mlle Desjardins, en passant par La Mort de l’empereur Commode (1661) et Camma (1661) de Thomas Corneille, mais aussi un roman tel que la Clélie (1656-1660), reposent sur des intrigues confrontant, de manière constitutive ou épisodique, un tyran à une femme qu’il détient en son pouvoir. Une pièce telle que Le Tyran d’Egypte de Gilbert, créée le 25 février 1661 par la troupe de Molière et jouée pour douze représentations, mais dont le contenu nous est demeuré inconnu, annonce, dans son titre même, un programme similaire.
La confrontation du tyran et de la femme qu’il détient en son pouvoir donne lieu, dans la plupart de ces pièces, à des « scènes à faire » :
A la sc. I, 2 de Camma, l’héroïne rebute Sinorix qui la prie d’amour et de mariage en le traitant de tyran et d’usurpateur et en qualifiant cette solution de faiblesse ; à la sc. II, 4, elle lance un défi au tyran
A la sc. III, 2 de La Mort de l’empereur Commode, le tyran prie Helvie d’amour et de mariage, puis la menace ; à la sc. IV, 2, Helvie brave le tyran, lui fait la leçon et l’outrage.
A la sc. I, 3 de Nitétis, l’héroïne menace le tyran Cambise ; à
la sc. III, 4, elle se livre à des imprécations et des menaces contre lui ; à la sc.
IV, 2, Mandane, à son tour, lance des imprécations et menace le tyran de la
vengeance du Ciel.
Une tragédie disparue de Donneau de Visé ?
Le texte des Nouvelles Nouvelles ne donne aucune indication sur la provenance de la « scène du tyran ». Aucune tragédie comportant ces deux longues répliques ne semble, par ailleurs, avoir été imprimée. Plusieurs hypothèses peuvent dès lors être formulées sur l’origine et la fonction de ces 72 alexandrins.
On pourrait bien sûr imaginer qu’il s’agit là d’une imitation de scène de théâtre, que Donneau aurait composée à dessein de fournir des vers permettant d’évoquer Cromwell, dont le nom suscitait un regain d’intérêt au moment du procès de Fouquet.
Toutefois, l’éventualité que ce dialogue versifié soit un fragment d’une authentique tragédie destinée à la scène ne saurait être écartée. La « scène du tyran » appartient peut-être à une pièce jouée sur l’un des théâtres parisiens, mais non publiée sous forme imprimée. Elle compterait donc parmi les pièces contemporaines dont le texte ne nous est pas parvenu, au même titre que le Bélisaire de La Calprenède (Hôtel de Bourgogne, 1659), le Tigrane de Boyer (Hôtel de Bourgogne, 1660), le Théagène de Gilbert (Hôtel de Bourgogne, 1662). Certains titres, tels que Tigrane (renvoyant forcément au potentat arménien du même nom) ou Le Tyran d’Egypte de Gilbert (Palais-Royal, 1662) laissent même entrevoir un sujet s’accordant fort bien à la scène que proposent les Nouvelles Nouvelles. Plus probant encore, le cas de la tragédie Erixène, connue par une seule mention dans la Défense de Sophonisbe de Donneau de Visé, parue au printemps 1663. On y apprend que cette pièce crée au Marais deux auparavant, dont le sujet a été élaboré par l’abbé d’Aubignac, aurait été versifiée par « un jeune homme qui a beaucoup d’esprit » (p. 10), formule semblable à celles par lesquelles Donneau renvoie généralement à ses propres créations.
On peut aussi avancer l‘idée que le fragment provient d’une pièce achevée, mais non portée à la scène, faute d’accord passé avec les comédiens ou en raison d’une réception défavorable lors des lectures de salon (selon le cas de figure évoqué à la p. 276 du t. II). Ou encore qu’il ne s’agit que des parties versifiées d’un projet de tragédie abandonné.
Comme pour les autres pièces insérées dans les Nouvelles Nouvelles, l’attribution à Donneau de Visé s’impose au premier chef, en l’absence d’indications contradictoires. Que le futur auteur d’une douzaine de pièces se soit essayé, dès le début des années 1660, à la tragédie, de surcroît sur un type de sujet en vogue et peut-être en concurrence avec un auteur chevronné (Gilbert, auteur du Tyran d’Egypte en 1661), n’a rien d’invraisemblable. D’autant que deux autres pièces versifiées du tome II, l’« élégie de la prisonnière » et la « description de l’âme inquiétée », présentent une forme et un contenu qui peuvent se lire en complémentarité de la « scène du tyran ». On aurait ainsi trois fragments d’une « tragédie du tyran » de Donneau de Visé , dont la version intégrale a disparu à jamais.
Une hypothèse analogue peut être avancée également dans le cas de Stilicon. Les Nouvelles Nouvelles pourraient avoir ainsi fonction de recyclage de certaines tentatives avortées du jeune polygraphe.