Elégie de la prisonnière
L’ « élégie de la prisonnière » est une des pièces versifiées insérées au sein de
la seconde partie des Nouvelles Nouvelles (p. 9-12).
De même
que la « conversation des soupçons », la « scène de
Placidie », le
« Dialogue de l’éventail et du busc », la « Réponse de Philis
à l’élégie du soupir » ou les « Aventures du prince Tyanès », ces quarante-deux
vers font l’objet d’une lecture à haute voix par le biais de laquelle ils sont
proposés aux autres personnages en tant que pièce remarquable (« la meilleure
pièce que j’aie vue de ma vie », p. 9).
La provenance de ce texte est inconnue. Comme pour la plupart des autres pièces insérées dans les Nouvelles Nouvelles, à l’exception des extraits de Stilicon et de La Mort de l’empereur Commode, Donneau n’indique pas d’auteur. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il s’agit d’une œuvre de son cru.
L’élégie traduit la plainte « d’une fille qu’un tyran tient prisonnière et qui
craint que la fureur de ce tyran n’éclate contre son père, contre son pays,
contre son amant et contre elle » (p. 8).
La « prisonnière » s’adresse aux
soupirs, en les invitant à se reporter sur un autre objet que la passion
amoureuse, à laquelle ils s’appliquent habituellement : le vrai motif de leur
« emploi » doit être le sort de son père, dont la vie est à la merci du tyran.
Elle déplore ensuite le cumul des « soucis » qui l’accablent et l’obligent à
« partager ses vœux » entre le destin de son père et celui de son amant. Puis,
prenant à partie le sort, elle le prie d’empêcher que l’inquiétude pour son
amant ne monopolise son chagrin. Enfin elle s’exhorte elle-même à ne pas
privilégier la passion amoureuse au détriment de la piété filiale.
Une élégie à la mode
Le texte que propose Donneau de Visé, explicitement intitulé « élégie », comporte certaines des caractéristiques habituelles du genre dans les années 1660.
La plainte est adressée en premier lieu à l’une des composantes de la relation amoureuse (ici les “soupirs” ; ailleurs l’“amour”, la “raison” ; voir, pour un exemple contemporain, l’ « Elégie I » de Mlle Desjardins, imprimée en 1662)
Plusieurs destinataires sont invoqués successivement au cours du texte : soupirs, sort, puis énonciatrice elle-même (voir, pour un exemple contemporain, l’ « Elégie II » de Mlle Desjardins)
Le premier destinataire fait l’objet d’une longue qualification avant d’être explicitement nommé, selon un principe assimilable à celui de l’énigme, avant d’être explicitement nommé (voir, pour un exemple, l’ « Elégie I » de Mlle Desjardins)
Un monologue de tragédie ?
L’ « élégie de la prisonnière » se singularise toutefois par deux traits remarquables :
Son énonciation est tributaire d’une situation concrète, dont les circonstances appartiennent à une histoire qui nécessite d’être partiellement rappelée (l’énonciatrice se trouve à la merci d’un tyran) ; le texte se distingue ainsi des élégies « abstraites » de tout cadre fictionnel, dont Mlle Desjardins et Mme de la Suze offriront le modèle ;
L’énonciatrice se déclare partagée entre deux valeurs présentées comme antagonistes, moyennant un léger artifice : la “nature” (= la piété filiale) et l’amour.
Ces deux singularités sont également caractéristiques du monologue de tragédie. Le rapprochement est d’autant plus légitime que plusieurs occurrences contemporaines de ce type de scène présentent à leur tour des traits spécifiques de l’élégie, sur le plan thématique (motif de l’« embarras » insurmontable dans lequel l’amour joue un rôle essentiel) ou structurel (changement continuel de destinataire, apostrophe à une composante de la relation amoureuse). Par exemple :
la scène II, 1 du Manlius (1662) de Mlle Desjardins
la scène I, 1 de l’Ostorius (1659) de l’abbé de Pure
la scène I, 1 de la Stratonice (1660) de Quinault
On est dès lors légitimé à se demander si l’ « élégie de la prisonnière » ne pourrait pas être un monologue de tragédie « recyclé » en élégie. Cette hypothèse est confortée par la compatibilité des vers proposés sous ce titre avec la « scène du tyran » : les deux textes, auquel s’ajouterait la « description de l’âme inquiétée » pourraient constituer les fragments démembrés d’une pièce que Donneau aurait renoncé à porter à la scène et qu’il aurait disséminés dans la seconde partie des Nouvelles Nouvelles.