Secret
La culture mondaine de la seconde moitié du XVIIe siècle français nourrit une véritable obsession du secret, auquel elle est intensément confrontée, en tant qu’émanation d’une société de cour, dans laquelle la circulation et la rétention de l’information jouent un rôle capital, et en tant qu'à assujettie à un régime autocratique, qui s’efforce d’exercer un contrôle rigoureux sur la confidentialité des affaires d’état.
La fascination pour ce qui est soustrait à la connaissance d’autrui n’est pas dépourvue d’une certaine ambivalence. Le secret, tel qu’il est problématisé dans les textes contemporains des Nouvelles Nouvelles, repose sur un paradoxe dont les deux composantes semblent s’exclure : sa nature et son intérêt mêmes exigent qu’il ne soit pas révélé ; or celui qui parvient à percer un secret en retire une double satisfaction ; d’une part, en faisant preuve de beaucoup d’esprit par cette découverte, il montre qu’il sait dévoiler les passions du cœur humain ; d’autre part, la divulgation de cette information inédite lui offre une position avantageuse en lui permettant d’alimenter les conversations.
Les enjeux du secret
L’empire du secret s’impose tout d’abord à la relation amoureuse :
« l’amour aime de sa nature tellement le secret et le mystère qu’on
peut dire que tout ce qui n’est ni secret, ni mystérieux, n’est point amour »
(M.
et G. de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, 1649-1653, Partie 8,
Livre 1).
Le respect du code amoureux implique dès lors de maintenir ses passions sous le sceau
de la confidentialité. [exemples] « je suis persuadée qu’il ne
faut jamais découvrir tout le secret de son cœur en certaines occasions, et qu’il y
a une espère ce sentiments qu’on ne doit jamais savoir qu’en les devinant »
(Artamène, (1649-1653), Partie 8, Livre 1, p. 217)
« Enfin une vraie amour a pour son essence le secret et la direction et par
conséquent ne peut nuire, puisqu’il ne peut être découvert » (La
Justification de l’amour, Recueil Sercy en prose, III, 1660, p.
305)
On doit par conséquent éviter impérativement de publier son amour. La langue indiscrète des amants irrespectueux est fermement condamnée. En effet, la révélation du secret amoureux entraîne des conséquences désastreuses, ainsi que le met en scène la déconfiture de Célimène, à la fin du Misanthrope, et surtout l’exemple réel tout récent du scandale occasionné par le Fouquetleaks.
Cette importance extrême de la confidentialité en matière amoureuse est fréquemment soulignée, y compris sur le mode ironique. Par exemple dans la
Carte de la cour (1663) de Guéret [déplier] « Après donc
que vous aurez traversé heureusement le Détroit de Rivaux, vous vous irez
reposer au Port de Secret, où vous attendrez la récompense que vous vous serez
proposée. [...] Il est si bien clos de toutes parts que le vent n’y entre
jamais. Ses eaux y sont si bien d’accord avec elles-mêmes qu’elles ne
s’entrechoquent point et leur course est si lente et si tardive qu’on dirait
qu’elles appréhendent de faire du bruit. L’air y est toujours couvert de nuages,
de sorte que pour faire une juste comparaison de ce port, on peut dire qu’il
ressemble à ces antres noirs où le soleil ne porte qu’à peine la pointe de ses
rayons. On y remarque tout à l’entrée une ancienne statue du Dieu du Silence,
pour avertir qu’on y doit recevoir personne qui n’ait prêté le serment de ne
point parler, si ce n’est quelquefois tout bas et à l’oreille, et l’on y observe
si religieusement cette coutume qu’on y permet point l’entrée aux femmes,
qu’elles n’aient donné de preuves authentiques de leur retenue.[...] Que si par
une précipitation déréglée vous quittiez ce port sans emporter autre chose qu’un
vain espoir, je vous avertis que vous tomberez dans l’Ecueil de Confiance, qui
est tout proche, d’où vous ne pourrez jamais vous relever »
(p.
89-92).
dans L’Ecole des femmes (1662) de Molière [déplier] "Voilà de nos Français l'ordinaire défaut :
Dans la possession
d'une bonne fortune,
Le secret est toujours ce qui les importune ;
Et
la vanité sotte a pour eux tant d'appas,
Qu'ils se pendraient plutôt que de
ne causer pas."
(III, 3, v. 835-839)
Mais le secret a également son importance dans les affaires de l’Etat. Bouhours, dans un entretien consacré à cette question (Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671), insiste sur la nécessité, chez les généraux et les princes, de ne rien laisser filtrer des « secrets du cabinet ». Un secret partagé, dans ce milieu, crée une sorte de “cercle de pouvoir”. Accéder à de telles informations constitue dès lors, pour un nouvelliste d’Etat comme le Lisimon du tome II des Nouvelles Nouvelles, la convoitise suprême.
Cet accès est facilité par la pénible réalité de la perméabilité du secret, qu’il s’agisse de questions amoureuses ou de matière d’Etat. Le narrateur du tome I des Nouvelles Nouvelles devra reconnaître que « nous vivons dans un siècle où le secret n’est plus une vertu et [...] les choses que l’on veut tenir les plus secrètes sont bientôt sues de ceux à qui l’on veut les cacher » (t. I, p. 203). Ce constat est effectué dans de nombreux textes contemporains, qui déplorent la circulation anarchique de l’information due
à l’opération de la Renommée [exemple] « c’est elle qui entretient le commerce entre les hommes, qui publie ce qui se passe dans le monde, qui vante si loin et si haut les faits héroïques, qui met au jour les mystères des ruelles, qui divulgue les intrigues de la cour.” (Guéret, La Carte de la cour, 1663, p. 21-22)
ou à l’action de certains individus [exemple] « Il n’y a rien dont elles n’aient eu connaissance : elles ont su les affaires de tous les états du monde, par la participation qu’elles ont eue de toutes les intrigues des particuliers, soit de galanterie, ou d’autres choses où leurs avis ont été nécessaires : tantôt pour apaiser les brouilleries et les querelles : tantôt pour les faire naître selon les avantages que leurs amies en pouvaient tirer. Enfin c’était des personnes par les mains desquelles le secret de tout le monde avait à passer » (Mlle de Montpensier, La Relation de l’Ile imaginaire et l’histoire de la Princesse de Paphlagonie, 1659, p. 80).
Le secret et les femmes
La difficulté de garder un secret concerne tout particulièrement les femmes. L’”Histoire de l’oeuf” (p. 258-263), narrée à titre d’exemple au tome II des Nouvelles Nouvelles, reprend un lieu commun, largement exploité aux alentours des années 1660 - indice révélateur de l’importance croissante du public féminin dans la circulation de l’information au sein des milieux mondains.
De nombreux exemples dans la littérature contemporaine des Nouvelles Nouvelles attestent l’existence de cette accusation stéréotypée : non seulement la femme serait plus encline à trahir le secret qu’on lui a confié, mais en plus elle en déformerait le contenu (en ceci, elle rappelle la figure du nouvelliste), ainsi que l’affirment, entre autres :
Madeleine de Scudéry dans sa nouvelle Célinte (1661) [citation] « Les amants en général sont les plus curieux de tous les hommes, les femmes en particulier sont excessivement curieuses » (p. 67)
le Père Bouhours dans son entretien du “Secret” (Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671) [citation] “Mais si les hommes ne peuvent retenir leur langue, que sera-ce des femmes, qui ont naturellement tant de babil? [...] Dès qu’on leur a dit un mot à l’oreille, elles ont une furieuse démangeaison de causer, elles étouffent, elles crèvent si elles ne parlent. Mais elles n’ont garde d’étouffer, ni de crever, ajouta-t-il en riant: il n’y en a pas une qui ne se soulage bientôt: les plus retenues ne cèlent rien à leurs confidentes, et chaque femme a la sienne. Enfin elles sont presque toutes de la nature des échos, qui redisent tout ce qu’on leur dit.” (p. 159)
René le Pays, dans sa nouvelle Le Violon marquis ou le Marquis violon, comme il vous plaira (1659) [citation] « Comme c’est assez d’une fille pour faire savoir une nouvelle à toute une ville, il ne faut pas s’étonner si cette aventure, qui était sue de trois ensemble, fût bientôt divulguée partout » (p. 182)
Furetière, dans son Roman bourgeois (1666) [citation] “Vous la pourrez toujours louer de son silence, qui est une vertu bien rare en ce sexe”.