Ambitieux sans scrupule
De nombreuses tragédies de la fin des années 1650 et du début des années 1660 accordent une place importante, voire fondent une grande partie de leur intrigue sur le motif de l’ambitieux sans scrupules. Le héros (ou un protagoniste de premier plan) est un personnage qui s’efforce de gravir les échelons du pouvoir au mépris de toute considération morale. Le public découvre sa conception de l’ambition non seulement au travers des actions qu’il réalise ou se propose de réaliser, mais également par le biais des considérations explicites qu’il émet sur la morale politique, en forme d’“art de régner”.
De telles scènes se retrouvent ainsi dans plusieurs tragédies de Thomas Corneille :
La Mort de Commode (1657) [extrait] L’ambitieuse Marcia affirme
la primauté de la gloire sur la vertu :
"C’en est trop, et j’ai lieu
d’accuser votre zèle
S’il condamne la gloire où le destin m’appelle,
Et
si ce fier orgueil dont il se fait des lois,
Oppose un vain scrupule à
l’éclat d’un beau choix.
Il est vrai que Commode a d’injustes maximes;
Mais le trône, ma sœur, adoucit bien des crimes,
Et peu dans les plus noirs
verraient assez d’horreur
Pour y refuser place auprès d’un empereur" (I,
1, v. 17-24)
"C’est un crime à la cour d’avoir trop de
vertu.
Ces actions par elle exactement guidées,
Quelque sentier qu’elle
offre, on prend le moins douteux,
Et qui peut s’élever ne croit rien de
honteux" (I, 1, v. 27-32)
"Mais tant de cruautés indignes d’un beau
sang,
Déshonorant son nom [Commode], n’abaissent pas son rang,
Et
quoique leur excès mérite le tonnerre,
Il demeure toujours le maître de la
terre.
Dans le brillant éclat de cette dignité
Souffrons à ses forfaits
un peu d’obscurité,
Et ne voyons en lui que la gloire d’un titre
Qui de
tout l’univers nous peut rendre l’arbitre.
J’aime d’un si beau feu les
pressantes ardeurs,
Et c’est là proprement la marque des grands cœurs."
(II, 1, v. 395-404)
Bérénice (1657) [extrait] Anaxaris préfère la possibilité
d’un trône aux douceurs amoureuses :
"Quoi, l’amour, cette ardente et
fière passion,
Aura pu se soumettre à cette ambition,
Et je balancerais
un autre sacrifice,
Quand j’en puis espérer le trône et Bérénice ?
Ôtons
à cet amour tout droit de s’indigner,
Qui ne l’épargna point ne doit rien
épargner.
Perdons-nous, perdons tout, plutôt qu’on nous soupçonne
De
céder lâchement l’espoir d’une couronne,
Et faisons triompher dans ce cœur
combattu
Le crime entreprenant sur la molle vertu.
Pour gagner un empire
et s’en rendre le maître,
C’est être criminel qu’appréhender de l’être.
Osons tout sans scrupule, et par de prompts effets…" (IV, 6, v. 1571-1583)
Maximian (1662) [extrait] Maximian est prêt
à commettre tous les crimes pour accéder au trône :
"Tout mon but est
le trône, et pour y parvenir,
Les chemins les plus sûrs me plaisent à
tenir.
Ne dis point que l’éclat à ma gloire est contraire,
Ce scrupule
n’est bon qu’à quelque âme vulgaire" (I, 3, v. 141-144)
"Le crime sera beau s’il peut me racheter
La honteuse vertu qui me le [l’Empire, aux ordres de Constantin] fit quitter.
C’est sur ce grand projet, c’est sur cette espérance
Que j’ai de Constantin
souhaité l’alliance,
Afin que par ces nœuds mon pouvoir augmenté
M’offrît à l’immoler plus de facilité.
Ne différons donc plus puisqu’il faut
entreprendre,
La Couronne est à moi, cherchons à la reprendre,
Et par de
grands effets hâtons-nous d’enseigner
Qu’on doit nommer vertu tout ce qui
fait régner." (I, 3, v. 155)
"Les crimes ne sont faits que pour les âmes
basses,
Qui de leur fermeté s’osent trop défier,
Pour se croire en
pouvoir de les justifier.
Sur ce scrupule en vain tu trembles à
résoudre,
Il n’est rien de honteux pour qui s’en peut absoudre,
Et quoi
qu’on puisse oser, c’est aux faibles esprits
A rougir d’un forfait dont le
trône est le prix." (II, 6, v. 738-744)
Pierre Corneille met lui aussi à contribution ce motif dramatique dans plusieurs de ses pièces :
Nicomède (1651) [extrait] Arsinoé redoute
les scrupules de son fils Attale qu’elle veut placer sur le trône :
"Je
crains qu’en l’apprenant son cœur ne s’effarouche ;
Je crains qu’à la vertu
par les Romains
De ce que je prépare il ne m’ôte le fruit,
Et ne
conçoive mal qu’il n’est fourbe ni crime
Qu’un trône acquis par là ne rende
légitime" (I, 5, v. 288-292)
Sertorius (1662) [extrait] Aufide tente de
convaincre Perpenna qu’il ne doit pas céder aux scrupules que lui suscite son
ambition mal assumée :
"Quel honteux contretemps de vertu délicate
S’oppose au beau succès de l’espoir qui vous flatte?
Et depuis quand,
seigneur, la soif du premier rang
Craint-elle de répandre un peu de mauvais
sang ?
Avez-vous oublier cette grande maxime,
Que la guerre civile est
le règne du crime;
Et qu’aux lieux où le crime a plein droit de régner,
L’innocence timide est seule à dédaigner?
L’honneur et la vertu sont des noms
ridicules :
Marius ni Carbon n’eurent point de scrupules." (I, 1, v. 17-26)
Othon (1664) [extrait] "Vinius enjoint sa
fille Plautine à préférer Pison à Othon, malgré l’amour qu’elle éprouve pour ce
dernier, si elle souhaite régner :
Que tu vois mal encore ce que c’est
que l’Empire
Si deux jours seulement tu pouvais l’essayer,
Tu ne
croirais jamais le pouvoir trop payer,
Et tu verrais périr mille amants avec
joie
S’il fallait tout leur sang pour t’y faire une voix
Aime Othon, si
tu peux t’en faire un sûr appui,
Mais s’il en est besoin, aime-toi plus que
lui,
Et sans t’inquiéter où fondra la tempête,
Prends le sceptre au
dépens de qui succombera
Et règne sans scrupule avec qui règnera." (IV,
3, v. 1318-1328)
La “scène du tyran” et la “scène de Placidie”, au second tome des Nouvelles Nouvelles, en tant qu’imitations ou extraits authentiques de scènes d’une tragédie telle qu’on la conçoit vers 1660, proposent elles aussi une version de ce motif.