Dialogue de l’Éventail et du Busc – Fiche élaborée par L. Moulin
Inséré dans le second tome des Nouvelles Nouvelles, le « Dialogue de l’Éventail et du Busc » est une pièce en prose dans laquelle deux accessoires se disputent la préférence de leur maîtresse, Caliste, partie se promener sans eux au bras d’Araxe, son amant. La pièce prend la forme d’un billet d'Érimante, rival malheureux d’Araxe : s’étant endormi alors qu’il attendait le retour de Caliste, il assiste en songe à l’improbable dialogue de l'éventail et du busc de celle-ci et apprend ainsi sa défaveur. La retranscription de son rêve lui permet d’informer galamment son amante qu'il est au courant de son infidélité, tout en s’illustrant par ses qualités d’esprit et de cœur. Sous son apparence frivole, le « Dialogue de l’Éventail et du Busc » exploite et interroge les codes tant langagiers que gestuels de la France galante.
La principale originalité de ce dialogue est de faire de deux accessoires galants féminins les principaux protagonistes de la pièce. À ce titre, le « Dialogue de l’Éventail et du Busc » fait figure de première dans le corpus contemporain. Seule pièce des Nouvelles Nouvelles à porter cette dénomination générique parmi une majorité de conversations, de scènes, et de poèmes, le dialogue présente également une structure énonciative particulière en trois niveaux (méta)discursifs : il donne ainsi à lire les points de vue du busc et de l’éventail, d’Érimante, ainsi que des nouvellistes, permettant d’exploiter leurs ethê respectifs pour offrir différents éclairages sur les modes galantes du second XVIIe siècle. Enfin, il se veut métaréflexif, et donne lieu à une discussion sur les pratiques mondaines de valorisation et de consommation de la littérature.
Le dialogue incongru de deux accessoires féminins
Donneau exploite à dessein les représentations gynocentrées du public, particulièrement prégnantes dans la littérature du temps. L’éventail et le busc sont deux accessoires que les mœurs ont réservés aux femmes : choisir de mettre en scène ces objets-là, à l’époque où les femmes sont considérées comme les véritables « arbitres du goût », revient à reconnaître leur influence en matière de galanterie.
Le busc et l’éventail sont en outre deux accessoires particulièrement galants. Généralement décorés et parfumés, ils constituent deux pièces maîtresses du badinage :
L’éventail, après avoir conquis le Portugal, l’Espagne et l’Italie, gagne la France pendant la Renaissance. Il ne cesse ensuite de gagner du crédit auprès des femmes françaises, comme en témoignent certaines gravures d’époque, à l’image de « La Galerie du Palais » d’Abraham Bosse (1638). Motif récurrent des recueils de poésie, il est immanquablement associé au jeu de la séduction : il s’agit de choisir à dessein ce que l’on veut montrer ou cacher, et en particulier ses émotions et ses yeux. Lorsqu’il y a connivence entre deux amants, l’éventail peut aussi leur servir de moyen de communiquer secrètement en société.
Le busc, en façonnant les silhouettes féminines à leur avantage, permet aussi de contrôler l’exposition du corps aux regards. Plus rare en littérature que l’éventail, le busc est néanmoins prisé du corpus libertin dès le début du siècle, et participe de la veine galante dans la seconde moitié du siècle. Dans les deux cas, le busc, retiré du corset, se fait jouet et permet d’accentuer des gestes, ou de folâtrer. Mentionnons au passage un poème intitulé « Le Busc », paru en 1662 dans le Carrousel de Monseigneur le Dauphin et repris dans le Recueil de poésies de 1663, ou encore une pièce de Jacques de Cailly, « À un busque », postérieure à celle de Donneau.
À l’époque où Donneau publie les Nouvelles Nouvelles, il n’est pas rare que des paragraphes entiers soient consacrés à des objets quotidiens :
L’essor des gazettes conduit à la production de publicités rédactionnelles vantant notamment les accessoires de mode et autres nécessaires de la vie galante. En 1670, les lettres en vers hebdomadaire de La Gravette de Mayolas s’accompagnent de discours galants sur, notamment, des objets du quotidien.
Le mode de la préciosité contribue aussi à l’émergence d’un discours sur les objets réputés féminins. La Nouvelle Histoire du Temps de l’abbé d’Aubignac (1655) décrit par exemple le contenu du « grand magasin » empli d’accessoires féminins. Dans un autre registre, le Grand Dictionnaire des Précieuses d’Antoine Baudeau de Somaize (1660, nouvelle mouture en 1661) propose une ironique liste de périphrases inspirée des Précieuses ridicules de Molière, qui permettraient de désigner avec distinction des objets tout à fait communs. Donneau s’en inspire directement lorsqu’il évoque les pouvoirs de l’éventail entre les mains de Caliste.
Mais de parler d’objets à faire parler les objets, il y a toutefois un pas, que Donneau franchit en précurseur. Il s’inspire vraisemblablement de quelques dialogues singuliers parus au cours des années précédentes.
Certains dialogues mettent en scène des végétaux et des animaux (par exemple « La Poire et l’Oranger » ou le « Dialogue entre Acante et la Fauvette » de Pellisson), ou des entités allégoriques (un anonyme « Dialogue de la Mode et de la Nature » précède les Nouvelles Nouvelles d’un an).
Au moins deux pièces antérieures à celle de l’éventail et du busc font dialoguer des parties du corps. Un « Dialogue des Yeux et de la Bouche » attribué à Sorel, paru en 1644 et régulièrement réédité jusque dans les années 1660 (dont La Fontaine s’inspire en 1671 dans son « Différend des Beaux-Yeux et de Belle-Bouche ») propose une anatomie du langage corporel amoureux en interrogeant directement les parties du corps concernées, court-circuitant ainsi le discours raisonné – et certainement tronqué – des amants en question. Un « Langage des Tétons » anonyme publié en 1659 souligne également leur aptitude à trahir les pensées des belles et de faire parler les amants.
L’éventail et le busc, en comparaison, ne fonctionnent ni sur le mode de l’allégorie, ni sur celui de la métonymie : Donneau leur attribue une conscience propre, voire une agentivité, puisque non contents de percer à jour le jeu de leur maîtresse, ils prennent l’initiative de révéler ses sentiments à l’homme qu’elle n’aime pas.
La publication de ce « Dialogue » dans les Nouvelles Nouvelles fonctionne à la manière d’un échantillon. Profitant de l’attrait des autres pièces du recueil de Donneau, la formule du « Dialogue de l’Éventail et du Busc » donne alors lieu à une nouvelle série galante. Quelques mois après la parution du troisième tome des Nouvelles Nouvelles, Donneau publie ainsi les Entretiens galants d’Aristippe et d’Axiane, dans lesquels il s’en inspire ouvertement, en donnant par exemple les dialogues « du Fard et des Mouches », « du Masque et des Gants », ou encore « d’un Grand Miroir et d’un Miroir de Poche ». Cette fois encore :
Les accessoires qu’il met à l’honneur sont typiquement féminins ;
Ce sont des accessoires courants réinvestis par la préciosité ;
Ils entretiennent un lien intime avec le corps et l’apparence ;
Somaize les mentionne dans son Dictionnaire.
Les structures d’encadrement comme polyphonie
Une des particularités du « Dialogue de l’Éventail et du Busc » réside dans sa double structure encadrante, qui permet de donner la parole à tour de rôle aux deux accessoires, à Érimante et aux nouvellistes. La polyphonie qui en découle offre deux avantages :
Elle permet de multiplier les éclairages sur la galanterie en proposant différents types de commentaires :
Les accessoires de Caliste commentent son comportement : ils offrent un point de vue nouveau sur la galanterie et autres questions d’amour en dévoilant les secrets du badinage, présenté dans une prétendue objectivité, voire dans sa technicité.
Érimante commente les enjeux du dialogue : il n’est plus question de s’intéresser aux gestes de Caliste, mais à ce que signifie pour lui la nouvelle de son dédain et le regard qu’il porte sur ses accessoires. Le badinage est ici envisagé comme un phénomène socio-culturel, un ensemble de codes à maîtriser pour pouvoir prétendre appartenir au tout-Paris.
Les nouvellistes surplombant ces deux niveaux énonciatifs émettent une métaréflexion sur la pièce elle-même ainsi que sur le comportement d’Érimante, qu’ils tiennent pour un homme galant et plein d’esprit.
Exploitant ingénieusement les différents ethê des personnages, Donneau peut également publier des propos aux limites de la bienséance :
Le busc et l’éventail, en tant qu’objets, n’ont pas à se soucier des convenances. Ils peuvent mettre à nu certains codes de la galanterie et révéler les secrets du langage amoureux de Caliste sans être taxés d’indiscrétion. En effet, seuls des objets peuvent décrire ses mouvements et ses regards comme le busc et l’éventail le font, et surtout, exposer aussi librement les contours de son corps, sans pudeur.
Érimante, lorsqu’il prend la plume pour écrire à Caliste, est fidèle aux codes de la galanterie. Son billet et le dialogue qu’il prétend retranscrire valent pour leur qualité littéraire tout en offrant un modèle de comportement. Entre le premier et le second niveau s’opère donc une transition du positif au normatif. On peut notamment retenir d’Érimante :
La déférence envers l’amante, dont il ne déplore jamais ni les sentiments, ni l’attitude ;
Le respect de la compagnie, y compris du rival ;
La modération dans les propos ;
La capacité à se montrer plaisant et spirituel, y compris dans des circonstances adverses.
Enfin, la strate des nouvellistes permet de réfléchir aux codes galants non plus par la déconstruction ni par l’exemple – car leur assemblée, si elle peut rappeler les salons, reste une réunion de nouvellistes par définition importuns –, mais par la discussion des codes de la littérature galante. Sont ainsi soulignés :
La finesse des codes mondains et du badinage ;
La nécessaire apparence de facilité qu’il convient de donner aux jeux d’esprit comme de séduction, ou la valeur du « naturel » ;
La qualité de la pièce, reflétée par son « air galant », rendant plaisant un sujet pourtant trivial par son adéquation parfaite aux goûts du lectorat, qui présuppose une fréquentation et une connaissance du monde ;
La légitimation de la pièce, en convoquant les autorités habituelles en matière de littérature galante, à savoir, Voiture (présenté dans ses Œuvres comme le poète galant par excellence), Marigny (actif lors de la parution des Nouvelles Nouvelles), et Sarrasin (dont les Œuvres préfacées par Pellisson en 1656 contenaient une définition de l’esthétique galante).
Un nom peut finalement être ajouté à cette liste : l’auteur effectif du « Dialogue de l’Éventail et du Busc », qui a si bien su respecter, de l’aveu des nouvellistes, toutes les subtilités que l’expression galante exige. Cette auto-consécration silencieuse de Donneau – s’il en est bien l’auteur – révèle encore une fois tout l’intérêt des structures d’encadrement en tant qu’opportunité d’exploiter différents ethê. La convenance d’un propos dépend directement de sa prise en charge : tout peut être dit, tout est question de qui le dit.