Genèse et structure des Nouvelles Nouvelles
De l’obtention du privilège (21 décembre 1661) à leur publication imprimée (9 février 1663), les Nouvelles Nouvelles ont connu une élaboration complexe, et ont été remaniées à de multiples reprises. Plusieurs indices révèlent en effet différentes strates de composition de l’ouvrage. L'analyse de celui-ci implique dès lors de renoncer à l’idée que les trois volumes présentent une unité de sens, ou qu’ils résultent d’un projet cohérent et maîtrisé.
Le projet initial
Dans un premier temps, un privilège pour un ouvrage de Jean Doneau, intitulé « Les Succès de l’Indiscrétion et les nouvellistes, pièces en prose », est signalé sur le registre de la Grande Chancellerie de France à la date du 21 décembre 1661 (16754, fol. 91r°). Mais les lettres patentes ne sont pas scellées ce jour-là, comme l’indique l’absence de la mention marginale « scellé ». Après une nouvelle présentation à l’audience du sceau, le privilège sera signé le 28 février 1662, si l’on en croit le privilège imprimé par Christophe Journel à la fin de la première partie des Nouvelles Nouvelles (O10v°).
Le premier projet de Donneau de Visé consiste donc, selon toute apparence, à publier deux textes qui s’inscrivent chacun dans une veine littéraire extrêmement porteuse :
D’un côté, "Les Succès de l’indiscrétion", qui tente d’exploiter la faveur qu’avait connue L’Etourdi de Molière (joué à de nombreuses reprises entre 1658 et 1662) : la nouvelle reprend la notion essentielle d’ « indiscrétion » et s’efforce de prendre le contrepied de la comédie en montrant que l’attitude « indiscrète » peut produire des résultats positifs. Ce faisant, Donneau oriente son texte vers les enjeux de philosophie morale à la mode (« comment se comporter à l’égard de la Fortune ? »), sujet d’une actualité d’autant plus brûlante que la disgrâce soudaine de Fouquet est au centre des débats.
De l’autre, "Les Nouvellistes", dont les protagonistes reprennent et amplifient la question de
la curiosité, traitée dans le
prologue de la nouvelle Célinte de Mlle de Scudéry (achevée
d’imprimer le 15 janvier 1661) : la recherche et la transmission effrénées de
nouvelles ne sont qu’une manifestation particulière du désir irrépressible de
savoir, concrétisée dans la forme la plus fâcheuse pour les gens du monde (Donneau de Visé
focalise ainsi son traitement du sujet sur le motif de l’importunité que Molière
avait mis à la mode dans ses Fâcheux, joués en 1661). L’origine de la nouvelle
des “Nouvellistes” est ainsi à chercher sans doute dans le « Portrait des
nouvellistes » à
partir duquel Donneau a repris et développé ses personnages. Comme dans Les
Fâcheux, le travers universel est mis en scène par l’exemple d’individus
extravagants qui le cultivent de manière extrême (qui « en font profession »).
Mais la nouvelle de Donneau de Visé est également inspirée des
Précieuses ridicules (très fréquemment jouées
durant l’année 1660) : les nouvellistes sont présentés au travers d’une « pièce » (=
un bon tour) qui leur est jouée. Le repas auquel ils participent est l’occasion de
tenir un discours sur la vie littéraire en se livrant à la lecture partagée de
textes.
Loin d’être anodine, cette dernière caractéristique revêt une importance fondamentale pour les Nouvelles Nouvelles. Elle permet en effet à Donneau de Visé de se servir du récit encadrant que constituent ces échanges entre nouvellistes pour insérer des pièces plus ou moins brèves (d’un madrigal à une conversation) qu’il souhaite publier, ainsi que l’indique la préface :
“Comme il y a dans cette nouvelle [des « Nouvellistes »] plusieurs pièces détachées et que je ne doute point qu'il ne s'en rencontre quelques-unes qui ne plairont pas à tout le monde, les personnes à qui elles auront le malheur de déplaire pourront facilement passer par-dessus, ce qu'elle ne feraient pas toutefois, si elles savaient pourquoi elles y ont trouvé place”
Apparaissent ici les premières incertitudes génétiques : quelles sont les pièces dont la publication est prévue dès l’origine du projet ? Et surtout, pourquoi Donneau de Visé renonce-t-il à faire imprimer son ouvrage dans ce premier état ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées, parmi lesquelles :
L’état d’inachèvement du projet au moment de l’obtention du privilège, qui amène Donneau à faire l’impasse sur une publication immédiate.
La perspective à venir de rebondissements dans l’actualité politique (évolution du procès Fouquet) comme littéraire (annonce de pièces à venir comme L’Ecole des femmes ou la Sophonisbe) que Donneau de Visé se prépare à intégrer dans son ouvrage et pour lesquels il en retarde la parution.
De une à trois parties : aux prises avec l’actualité
Autre incertitude génétique : la parution en trois parties des Nouvelles Nouvelles était-elle prévue en 1661 déjà ?
Il n'est pas impossible que le projet original n'employât qu’un seul volume et que c’est l’ajout successif de pièces diverses qui a amené à faire imprimer trois parties. Grâce à la plasticité d’une nouvelle comme celle des “Nouvellistes”, les Nouvelles Nouvelles offrent en effet la possibilité d’ajouter au besoin des pièces diverses qui collent au plus près de l’actualité, tant politique que littéraire. C’est donc l’amplification progressive de cette nouvelle qui aurait nécessité une, puis deux parties supplémentaires. La “Conversation des nouvellistes”, l’une des pièces du t. II, présente de fait deux faux raccords (pages 266 et 270) qui accréditent l’hypothèse de ces insertions successives.
Dès lors, comme la nouvelle des “Succès de l’indiscrétion” ne suffit plus à constituer le premier volume à elle seule, il devient nécessaire d’en ajouter une seconde, offrant, en l'occurrence, la démonstration inverse (“La Prudence funeste”). C’est là encore une fois l’occasion pour Donneau de Visé de coller au plus près de l’actualité : dès le milieu des années 1662, les rebondissements du procès Fouquet sont un sujet qui passionne le public. Fidèle à son mode de production, il profite de cette nouvelle… nouvelle pour consacrer un long passage de “La Prudence funeste” à un procès fictif cultivant les analogies avec celui de l’ancien surintendant.
C’est probablement l’excroissance que constituent les discours sur L’Ecole des femmes et la Sophonisbe qui a fait passer l’ouvrage de deux à trois parties. Ce développement est le seul dont le rajout tardif est un fait avéré : la pièce de Molière est crée le 26 décembre 1662, celle de Corneille, le 12 janvier de l’année suivante. Ces deux passages, qui prennent place logiquement dans le tome III (p. 210 à 276), sont énoncés par Straton, un nouvelliste qui n’apparaît qu’à cette occasion, après avoir été annoncés dans le tome II (p. 7). Ils constituent l’un et l’autre une sorte de critique des pièces, qui, dans le cas de Molière, s’assortit d’une brève “vie de l’auteur”. Mais ils sont surtout l’occasion, pour Donneau de Visé, de prendre part aux deux querelles théâtrales les plus retentissantes des années 1660. Contrainte matérielle : le passage de deux à trois parties implique évidemment l'ajout d'un contenu suffisant pour étoffer la troisième partie. De là sans doute l’insertion du “Jaloux par Force”, qui présente l’avantage d’être à la fois une nouvelle galante (type de contenu jusqu’ici absent de l’ouvrage) et de réitérer le procédé des “Succès de l'indiscrétion” : avec cette nouvelle en effet, Donneau de Visé se fonde à nouveau sur un sujet mis à la mode par une comédie de Molière - les maris jaloux, avec L’Ecole des femmes - et d’en prendre le contrepied.
Le frontispice est manifestement gravé à un stade tardif de l’élaboration : les trois personnages qui y figurent correspondent très précisément au contenu des trois parties. La date d’exécution des autres gravures est en revanche plus difficile à établir : certaines étaient-elles prévues dès le projet initial ? Ou, au contraire, est-ce au moment où les Nouvelles Nouvelles prennent de l’ampleur que Donneau de Visé se décide à augmenter la valeur du livre qui en résultera par le biais de gravures ?
Enfin, on serait tenté de croire que les trois parties n’aient pas été disponibles tout à fait en même temps, mais que leur parution ait été échelonnée sur un temps court (cinq à six semaines). Cette extension des délais aurait permis d’ajuster le dernier volume, qui colle de très près à l’actualité, puisqu’il paraît moins d’un mois après la première de la Sophonisbe. Le dernier volume affiche d’ailleurs des signes de rédaction et de composition hâtives : une structure erratique ainsi que l’absence d’intertitre témoignent une nécessité impérative de paraître au moment opportun.
Faux raccords et hypothèses génétiques
Les volumes II et III conservent ainsi la trace d’états intermédiaires du texte et des changements de projets opérés en cours de route. Dans la “Conversation des nouvellistes”, deux faux raccords (pages 266 et 270) indiquent que la pièce a été insérée après qu’un premier état du texte était achevé. Au tome III, deux types de phénomènes révèlent également l’existence de différentes étapes ainsi que des modifications du projet en cours de route :
La répétition de propos et de motifs, sans que cela ne découle apparemment
d’une motivation esthétique, ce qui produit à la lecture une impression de
répétition maladroite [détails] – Plusieurs des comportements
décrits dans le « Portrait des nouvellistes » avaient déjà été dépeints dans les
pages précédentes, créant des redites telles que la récurrence de la formule
« Que dit-on ? » (p. 132 et p. 307).
– Plusieurs thèmes de la « Lettre
écrite du Parnasse », tels que le rôle des femmes en littérature, sont traités à
nouveau par les nouvellistes tout au long des pages 159 à 293, sans que ces
reprises n’aient de sens compréhensible.
– Les références à Madeleine
de Scudéry ne sont pas harmonisées. Après avoir été nommée deux fois Sapho (p.
138 et p. 169), elle devient « l’une des plus illustres et des plus savantes
filles de ce siècle » (p. 311), comme s’il s’agissait de la première fois qu’il
en était question.
Des structures narratives erratiques [détails] – Les
nouvellistes donnent soudain la parole à des personnages anonymes dont
l’apparition et l’importance s’expliquent mal. Clorante relate ainsi ses
échanges avec “un jeune auteur de théâtre” sur plus de dix pages (p. 194-204),
puis ceux avec un “nouvelliste de [s]a connaissance” qui “entr[e]” dans sa
chambre pour raconter d’autres choses (p. 204). La mention soudaine et la
incongrue de la chambre de Clorante détone d’avec le reste de l’ouvrage.
– De la même manière, à la fin d'une discussion avec un nouvelliste,
Straton (p. 277-289), dit : « je le quittai et m’en retournai en mon logis »,
mention tout aussi incongrue que celle de la chambre de Clorante.
L’absence d’intertitres sur la moitié du volume, alors que certains passages sont bien identifiés (propos sur Molière et sur la Sophonisbe de Corneille au premier chef) et que les pièces du tome II bénéficiaient d’un tel dispositif.
En admettant qu’il s’agisse de traces d’un premier état, on peut en déduire que la première version des « Nouvellistes » (le titre apparaît sous cette forme dans le permis d’imprimer délivré en 1661 (voir le début de la fiche) était composée d’une suite de petits épisodes qui se termine par le retour du narrateur à son logis – c’est d’ailleurs ainsi que Donneau utilisera les nouvellistes dans les tome II et III de son Mercure galant
La structure complexe et désordonnée des « Nouvellistes » au tome III s’explique en fait par les conditions de production. Comme il s’agissait du dernier tome à paraître (voir ci-dessous), le troisième volume a probablement accueilli plusieurs bons mots et passages qui ne trouvaient pas leur place dans le tome II. Ajoutons à cela des modifications dernières minutes dues à l’ajout de propos sur Molière et Corneille, la nécessité de faire paraître le volume à temps (peut-être pour devancer la publication des critiques de d’Aubignac), et un possible effort de remplissage puisque « l’on achète les livres selon qu’ils sont gros », comme dirait Furetière, et l’on comprend que le volume soit si brouillon.
Conclusions et table chronologique
Les Nouvelles Nouvelles sont donc un ouvrage élaboré en flux tendu : elles ont été reconfigurées à plusieurs reprises pour intégrer des textes très divers, mais qui présentent tous la caractéristique commune de réagir directement à l’actualité littéraire ou politique. Il s’agit donc d’un livre fortement tributaire de cette actualité, composé selon une logique de produit dérivé : un succès, un sujet à la mode, entraînent la production et l’insertion d’un texte sur ce sujet sous forme tantôt de commentaire ("Conversation des soupçons", "Conversation des pointes ou pensées", discours sur les pièces de théâtre à la mode…), tantôt de nouvelles (“Succès de l‘indiscrétion”, “Jaloux par force”, mais aussi, "Aventures du prince Tyanès"…)
Strate | Détails |
---|---|
Projet initial | - Décembre 1661 : Obtention du permis d’imprimer pour un livre appelé Les
Succès de l’indiscrétion et Les Nouvellistes. Privilège accordé le 28
février 1662. - La nouvelle des nouvellistes se compose déjà du début du tome II (l’annonce du bon tour d’Arimant) et du « Portrait des nouvellistes ». - Rédaction de la préface - La nouvelle "Les Nouvellistes" contient déjà des pièces insérées. |
Passage à deux parties | - Amplification de la nouvelle des "Nouvellistes" par l’ajout de pièces
insérées. - Division en deux volumes. - Rédaction de “La Prudence funeste” |
Passage à trois parties | - Actualité de L’Ecole des femmes et de la
Sophonisbe, ajout des discours à leur sujet. - Ajout de l’annonce de Straton au tome II - Ajout des discours sur L’Ecole des femmes et la Sophonisbe. - Ajout du “Jaloux par Force”. - Gravure du frontispice. |
Parution (pendant ou après les étapes ci-dessus) | - Achevé d’imprimé de la première partie : 9 février 1663. - Parutions des deux autres parties, soit en même temps, soit dans les semaines qui suivent. |