Les Précieuses ridicules
Comédie de Molière, créée le 18 novembre 1659 et jouée à de nombreuses reprises durant les saisons 1659-1660 et 1660-1661 (52 représentations jusqu’au 12 juin 1661).
Conçues comme une petite comédie destinée à accompagner une pièce en cinq actes, Les Précieuses ridicules connaissent néanmoins un succès prodigieux, au point d’en faire l’événement majeur de la saison 1659-1660 avec le Stilicon de Thomas Corneille.
Cette réussite exceptionnelle suscite un engouement pour la notion de préciosité, qui se traduit, dans les mois qui suivent, par la parution de plusieurs textes tentant d’exploiter le filon (Baudeau de Somaize, Les Véritables Précieuses ; le Grand Dictionnaire des précieuses, le Procès des précieuses en vers burlesques).
Les Précieuses ridicules exerceront en outre une influence décisive sur la production théâtrale des années 1660 : par leur caractère profondément novateur (format de la petite comédie en un acte, choix du sujet, procédés du comique), elles constitueront un modèle que tenteront d’imiter les troupes concurrentes de celle de Molière.
Une nouvelle manière de séduire le public
Comme toute œuvre des années 1650 appartenant au genre comique, Les Précieuses ridicules s’efforcent de créer un effet de proximité avec l’univers familier et les valeurs du public. Mais Molière se distingue de ses prédécesseurs en mettant au point une formule profondément novatrice : pour représenter les usages mondains de la manière la plus détaillée et la plus attrayante, il en propose une version parodique, non dans le but de jeter le discrédit sur les pratiques des salons, mais de créer un effet de connivence avec ceux qui sont capables d’apprécier l’écart entre la norme et sa déformation. Le prétexte utilisé est celui d’imitateurs maladroits (= des “précieuses” ou “pecques provinciales” et deux valets balourds). Pour éviter toute ambiguïté dans le système axiologique sont mis en scène également deux personnages représentant la “normalité mondaine”, qui non seulement constituent la référence en matière de valeurs, mais de plus mettent les personnages déviants en situation d’infériorité en leur “jouant une pièce” qui les transforme à leur insu en protagonistes d’un spectacle ridicule.
L’affinité avec les valeurs du public est cultivée jusque dans la préface de la version
imprimée : en se présentant comme une réalisation fondamentalement tributaire de
l’oralité, désinvolte à l’égard de la publication imprimée, dédaignant les prestiges de
la qualité d’auteur, Les Précieuses ridicules s’affirment ouvertement
comme un exemple d’œuvre mondaine par excellence, adaptée aux spécificités
de la scène théâtrale.
(pour de plus amples précisions, voir la préface des
Œuvres complètes, de Molière, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 2010, t. II, p. 1193-1213).
A l’origine de la nouvelle des « Nouvellistes »
La scène IX des Précieuses ridicules faisait référence, sur le mode parodique, aux composantes et au fonctionnement de la vie littéraire : Mascarille et les deux précieuses y prétendaient à l’envi fréquenter les « beaux esprits », évoquaient les us et coutumes du milieu, évaluaient les mérites respectifs des genres et se livraient à des lectures à haute voix accompagnées d’évaluations esthétiques.
Nul doute que le projet de la nouvelle des « Nouvellistes », qui occupe le t. II des Nouvelles Nouvelles et se prolonge au t. III, soit directement issu de l’idée qu’offrait la petite comédie moliéresque : se servir du prétexte de personnages extravagants pour évoquer les multiples aspects de l’actualité littéraire. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les premières pages de la nouvelle soient explicitement tributaires de la comédie de Molière (voir l’annotation proposée).
Au reste, l’échange suivant entre les protagonistes des Précieuses ridicules présente, à l’état de prototype, les composantes du personnage de « nouvelliste de Parnasse » qui sera pleinement développé par Donneau de Visé :
MADELON. – […] Par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses, qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit . On apprend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose, et de vers. On sait à point nommé, " Un tel a composé la plus jolie pièce du monde, sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse " : c’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
CATHOS.- En effet je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander, si j’aurais vu quelque chose de nouveau, que je n’aurais pas vu.
MASCARILLE.- Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine, je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres.
Des Précieuses ridicules aux Nouvelles Nouvelles
Mais l’influence des Précieuses ridicules sur la nouvelle des « Nouvellistes » ne se limite pas à la reprise d’une idée inspiratrice. Donneau de Visé a fait usage, pour la composition de son récit, d’une abondance d’éléments que lui fournissait la petite comédie de Molière.
Une composante essentielle de l’humour des Précieuses ridicules consistait dans l’exploitation extrêmement subtile du sociolecte mondain, tantôt reproduit fidèlement, tantôt parodié. Molière a ainsi conféré une visibilité nouvelle à certains termes ou expressions, soit que ceux-ci aient déjà bénéficié auparavant d’un effet de mode, soit que leur notoriété résulte directement de leur mise en évidence dans les scènes de la comédie. Un certain nombre d’entre eux se retrouve dans le texte de Donneau de Visé :
« ne se peuvent payer » : Clorante, dans les Nouvelles Nouvelles, reconnaît « des endroits dans cette pièce qui ne se pouvaient payer » (p. 13), de la même manière que Cathos commente ainsi l’impromptu de Mascarille « Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer” (sc. IX)
« voilà qui est… !» : l’expression est utilisée pour l’évaluation de la littérature dans les Nouvelles Nouvelles (« voilà qui est beau !», p. 96, 106, 108, 110) et dans Les Précieuses ridicules (« voilà qui est poussé dans le dernier galant »,)
« bel esprit » : Clorante « fait le bel esprit » (p. 6) de même que Mascarille passe pour une manière de bel esprit » (sc. I)
On retrouve également, dans la nouvelle des « Nouvellistes », plusieurs procédés humoristiques reposant sur un principe d’inconvenance, qui caractérisaient le comportement des extravagants des Précieuses ridicules : éloges hyperboliques et surenchère entre les personnages concurrents (Jodelet et Mascarille), mais aussi motifs plus précisément identifiables (ainsi la prétention ridicule de tout savoir avant les autres dans le domaine des nouvelles de Parnasse ; Mascarille : « Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait” ; Clorante : « ; il ne se fait rien de nouveau dans Paris que je n’aie des premiers »).
Mais surtout c’est sur le plan structurel que l’influence des Précieuses ridicules est la plus remarquable :
Donneau de Visé reprend le procédé qui avait assuré le succès de la petite comédie de Molière : l’évocation de la culture mondaine (en l’occurrence, la vie littéraire) par le biais du discours et du comportement de personnages extravagants, au risque d’entretenir une confusion avec les procédés de la satire.
L’élaboration du dispositif narratif apparaît également redevable au modèle des Précieuses ridicules. Dans la nouvelle des « Nouvellistes », de même que dans la comédie de Molière, la configuration des rapports entre les personnages repose sur une distinction entre, d’un côté, ceux qui partagent une connivence avec le lecteur et, d’un autre côté, les dupes, victimes de la pièce que leur jouent les premiers pour s’en divertir. Le fonctionnement de la narration repose sur l’avantage d’information dont dispose le lecteur, qui l’amène d’entrée de jeu à considérer, sur la base de la médiation des personnages représentant la norme, que les précieuses et les valets (respectivement les nouvellistes), sont des extravagants.