Le « je ne sais quoi »
Terme d’importance majeure dans la culture du XVIIe siècle français, et plus particulièrement au sein du monde galant, le « je ne sais quoi » fait l’objet d’une mode lexicale dont l’apogée se situe entre les années 1650 et 1670. Ce n’est toutefois qu’en 1671, dans un des Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours qu’en sera proposée la première théorisation.
L’emploi de l’expression dans les Nouvelles Nouvelles est à considérer comme manifestation de cette mode, mais également et surtout comme une tentative novatrice d’ouvrir les domaines d’application du “je ne sais quoi” au jugement littéraire.
Définir l’indéfinissable
Le succès du “je ne sais quoi” provient essentiellement de la connotation “galante” qu’il acquiert dès les années 1650, conséquence de sa dénotation par essence indéfinissable (« sa nature est d’être incompréhensible et inexprimable » dira Bouhours dans ses Entretiens, p. 322). Ainsi fondé sur la perception subjective de l’auditeur, du lecteur ou du spectateur, le “je ne sais quoi” s’oppose aux critères théoriques traditionnellement invoqués pour juger d’une oeuvre et constitue, dès lors, l’un des principaux critères mondains d’évaluation de la littérature.
De fait,
sur le plan dénotatif.
Le « je ne sais quoi » s’applique à tout
sentiment ou toute impression qu’on s’avoue impuissant à exprimer. Cette capacité à
révéler l’inexprimable lui est reconnue par nombre d’écrivains durant le siècle
[déplier] Corneille
« Souvent je ne sais quoi qu’on
ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte et nous force
d’aimer »
Médée, II, 5, 1635 (édition de 1639)
« Il est des nœuds secrets, il est
des sympathies
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent
l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne
peut expliquer. »
Rodogune, I, 5, v. 359-362
Suze-Pellisson, Recueil de pièces
galantes en prose et en vers, (1664)
« Et ce je ne sais quoi
qu’on ne peut exprimer,
M’a plus de mille fois conseillé de l’aimer »
(p. 42)
Méré, Les Agréments (1677)
« […] je ne
sais quoi se sent bien mais qui ne s’explique pas si facilement » (p.
11) et représente la seule définition qu’on parvienne à en
donner, comme en témoignent les dictionnaires de fin de siècle. [déplier]Académie (1694) : « On dit aussi substantivement un
je ne sais quoi pour dire certaine chose qu’on ne peut exprimer.
»
sur le plan connotatif.
Le « je ne sais quoi » produit également un effet d’une tout autre nature sur la personne qui fait usage du terme : il inclut celle-ci dans le cercle galant, pour qui le “je ne sais quoi” est « ce qu’on doit […] le plus souhaiter » (Méré, Les Agréments, 1677, p. 11). L’expression est ainsi utilisée comme repoussoir contre ceux qui tenteraient de s’introduire dans cet univers élitiste sans pour autant en maîtriser les codes.
Sur quoi j’ai à vous dire en finissant ce billet
que dans les manières de l’esprit, et même dans les expressions, ce qu’on entend par
le je ne sais quoi, consiste en de petites choses qui ne s’aperçoivent pas aisément.
Et néanmoins ce n’est pas le je ne sais quoi pour tout le monde. Quelques-uns en
connaissent la cause, et savent d’où cela vient.
(Méré, Lettre CLVIII)
C’est cette double fonction d’expression d’un goût nouveau pour ce qui “touche” et de signe de reconnaissance d’un milieu en recherche de certains critères de définition qui rend le “je ne sais quoi” particulièrement pertinent dans la tentative d’affirmation d’une nouvelle esthétique mondaine.
L’universel « je ne sais quoi »
En usage tout au long du XVIIe siècle, l’expression « je ne sais quoi » fait l’objet d’une vogue accrue dès les années 1650. Celle-ci se manifeste sous plusieurs aspects :
Fréquence de son emploi :
Félibien, dans les Entretiens sur les vies et les ouvrages les plus excellents (1666), évoque « ce je ne sais quoi qu’on a toujours à la bouche » (p. 38). On retrouve d’ailleurs le « je ne sais quoi » en Angleterre dès le milieu des années 1650, où, comme « french I don’t know what » (voire même en français dans le texte), il symbolise l’esprit galant français. (voir R. Scholar, Le je ne sais quoi, enquête sur une énigme, Paris, PUF, 2010, p. 32)
apparition de formes syntaxiques figées :
le « je ne sais quoi » se
manifeste très fréquemment au travers des constructions [je ne sais quoi de
(+ un adjectif)] et [je ne sais quoi qui (+ verbe)].
[déplier] Scudéry, Georges, Alaric ou la Rome
vaincue (1655)
« Il a je ne sais quoi, de doux et de
sévère,
Il a je ne sais quoi, dans son air, dans ses yeux,
Qui fait
aimer et craindre, en ces austères lieux. »
Scudéry, Madeleine,
Almahide ou l’esclave reine, (1661)
« elle [la fierté] met
je ne sais quoi de trop rude sur le visage, et je ne sais quoi de trop funeste
et trop altier dans les yeux pour pouvoir plaire. (p. 1236)
Molière, L’Ecole des femmes, I, 4,
v. 321-322
(1661)
« Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre
Dont il
n’est point de cœur qui ne se puisse défendre »
Ces locutions figées, en affaiblissant le sens réel de l’expression, renforcent son rôle social : le terme, proposé à tout venant, n’agit plus que comme “indicateur” de galanterie.
Élargissement des domaines d’application du terme :
Alors que l’usage du « je ne sais quoi » était, au début du siècle, réservé au domaine des passions, et particulièrement de l’amour, l’emploi du terme s’étend progressivement pour s’appliquer à l’entier de la gamme des sentiments éveillés par une personne puis, vers le milieu des années 1660, aux productions intellectuelles.
Théorisation :
En dépit de cette faveur continue, la première et plus importante tentative de théorisation de la notion — à l’exception d’un discours perdu de Jean-Ogier de Gombaud prononcé en 1635 à l’Académie — n’est réalisée que tardivement, en 1671, dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours. Tout au long du cinquième entretien, les deux compagnons analysent toutes les possibilités d’utilisation du « je ne sais quoi » pour aboutir finalement à la conclusion qu’il est « de la nature de celles [les matières] qui ont un fond impénétrable, et qu’on ne peut expliquer que par l’admiration, et par le silence. » (p. 345). A ce titre, la notion se rapproche de celle du sublime.
Le « je ne sais quoi » selon Donneau de Visé
Oeuvre mondaine, les Nouvelles Nouvelles se font reflet de la mode en usant du terme à plusieurs reprises. Le rôle social du “je ne sais quoi” y est par ailleurs attesté, puisque l’expression n’est utilisée que par ceux dont l’appartenance au cercle mondain ne fait pas de doute (à la différence, par exemple, des nouvellistes).
Si Donneau de Visé fait usage des formes figées (voir notamment t. II, p. 66-67) il ne se limite toutefois pas à cet emploi traditionnel. En effet, la conversation des pointes et des pensées semble représenter l’une des premières tentatives d’élargissement de l’application du “je ne sais quoi” au jugement littéraire. En distinguant et hiérarchisant plusieurs formes de “je ne sais quoi” (« bien plus difficile à exprimer que celui d’amour », t. II, p. 126-127), Donneau de Visé fait en effet oeuvre nouvelle et introduit ce qui sera le fondement de l’entretien sur le “je ne sais quoi” de Bouhours : la multiplicité des domaines d’utilisation du terme.
La nouveauté de cet emploi est soulignée par la nécessité de la comparaison avec les visages pour en faire comprendre le sens. Or cette comparaison se retrouve chez Bouhours, dont l’entretien évoque lui aussi cette importance du “je ne sais quoi” des faciès humains :
“l’air du visage qui distingue une personne de cent mille autres, est
un je ne sais quoi fort remarquable, et néanmoins fort difficile à reconnaître.”
(p. 337)
La question de l’application du terme aux créations de l’esprit humain est également évoquée dans le texte du jésuite :
“Au moins, ajouta Eugène, le je ne sais quoi est renfermé dans les
choses naturelles; car pour les ouvrages de l’art toutes les beautés y sont marquées, et
l’on sait bien pourquoi ils plaisent. Je n’en tombe pas d’accord, repartit Ariste, le je
ne sais quoi appartient à l’art, aussi bien qu’à la nature.[...] Les pièces délicates en
prose et en vers ont je ne sais quoi de poli et d’honnête qui en fait presque toute le
prix”
(p. 340)
Ces coïncidences trouvent peut-être une explication dans le fait que l’élaboration du texte de Bouhours, publié en 1671, remonte assez loin dans les années 1660, si l’on en croit Bernard Beugnot et Gilles Declercq dans leur édition critique des Entretiens (Paris, Honoré Champion, 2003, p. 12). On peut dès lors envisager l’hypothèse qu’au moment où étaient composées les Nouvelles Nouvelles, les idées qui constitueront la future substance de l’entretien sur le « je ne sais quoi » étaient déjà en circulation, sous l’action de Bouhours lui-même, ou par le fait qu’elles appartenaient à un fond commun de conceptions partagées sur la question, dans lequel le jésuite puisera la matière de son ouvrage.