Sublime
À plusieurs reprises dans les Nouvelles Nouvelles, les nouvellistes font état d’une réaction d’admiration, de saisissement à l’écoute ou à la lecture d’un texte, qui correspond à la définition que donnera Boileau dans la préface de son Traité du sublime, traduit du rhéteur Longin (publié en 1674 dans ses Œuvres diverses, mais qui circulait probablement sous forme manuscrite dès 1668) : “cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte” (n. p.).
Du sublime dans les Nouvelles Nouvelles
Le sublime longinien désigne la capacité de certains lieux textuels - entre autres les pensées, les beaux endroits - à provoquer chez le spectateur ou le lecteur un mouvement de ravissement qui se manifeste par une exclamation.
“Il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration
mêlée d'étonnement et de surprise, qui est tout autre chose que de plaire seulement, ou
de persuader. [...] Il donne au discours une certaine vigueur noble, une force
invincible qui enlève l'âme de quiconque nous écoute.”
(I, 4, p. 5)
Les nouvellistes évoquent à de nombreuses reprises l’existence d’une telle émotion esthétique, dont les manifestations se trouveront au coeur de la Querelle de Sophonisbe, qui se déroulera dans les semaines suivant la parution des Nouvelles Nouvelles.
Un tel sentiment surgit notamment à l’occasion des différentes réactions que provoque la lecture de la plupart des pièces insérées :
à la fin de la “Conversation des soupçons” [citation] “Il n'eut pas plus tôt achevé de lire cette pièce que nous nous écriâmes tous d'une voix qu'elle était autant belle qu'une pièce pouvait l'être sur ce sujet” (p. 74)
à la fin de la “Scène du favori” [citation]“Lorsque Ariste eut achevé de lire cette scène, que nous écoutâmes tous avec beaucoup d'attention, le politique Lisimon s'écria que ces vers étaient beaux et qu'il y avait remarqué quelques endroits qu'il eût été bien aise de lire lui-même, si Ariste lui eût voulu faire la grâce de les lui laisser lire.” (p. 141)
à la fin de la “Dialogue du busc et de l’éventail” [citation] “— Et pour moi, je sais bien ce que je dois penser de cette pièce, s'écria Clorante. Je n'ai jamais rien vu de si galant et je suis surpris que l'on ait pu faire une pièce si longue et si divertissante sur un si petit sujet.” (p. 194)
à l’évocation de la comédie du Baron de la Crasse de Raymond Poisson [citation] “— Aussi, me repartit Clorante, est-ce un des plus plaisants et des plus beaux tableaux de campagne que l'on puisse jamais voir, puisque c'est le portrait d'un baron campagnard. Ô Dieux ! s'écria-t-il en continuant, qu'il est naturellement représenté dans cette pièce !” (p. 240)
Cette réaction, jugée excessive, peut devenir l’objet de raillerie, comme cela se produit à propos de “l’élégie du soupir” [citation] “Après avoir lu, il fit cent exclamations. Il dit que c’était là comme il fallait faire des vers, qu’il y avait des endroits dans cette pièce qui ne se pouvaient payer, que c’était en travaillant de la sorte que l’on plaisait à tout le monde, qu’il ne se pouvait lasser d’admirer les dix premiers vers, qui expliquaient si bien tous les effets du soupir, et qu’il eût voulu pour beaucoup être l’auteur d’un si bel ouvrage. Quoique nous eussions déjà vu cette pièce et que nous sussions bien que l’on la trouvait assez belle et qu’elle avait quelque estime dans le monde, nous ne le lui voulûmes néanmoins pas dire, afin d’avoir le plaisir de lui voir entièrement jouer son rôle.” (p. 13)
ou de la lecture d’un madrigal au tome III [citation] “— Voilà, dit-il, ce que l’on appelle un madrigal ! C’est un madrigal, morbleu, c’est un madrigal ! Voilà comme l’on doit faire un madrigal ! Voilà ce qui se doit nommer madrigal ! […] Oui, oui, c’est un madrigal ! c’est un véritable madrigal ! continua-t-il, en me tirant tantôt par le bras, tantôt par mon habit, pour l’obliger à le louer.” (p. 208-209)
Dans la “conversation des pointes et pensées”, une attention plus détaillée y est accordée. Les effets décrits sont doubles :
d’une part, une réaction de saisissement qui “frappe l’imagination” (p. 116 et
126), exprimée par des exclamations, notamment l’expression “voilà qui est beau”, et
par une réaction physiologique de joie et de plaisir qui provoque l’admiration.
[exemples] Le narrateur définit ainsi les effets de la
pensée : “elle réveille l'esprit de celui qui l'écoute ou de celui qui la lit.
Le plaisir qu'ils en reçoivent l'un et l'autre paraît dans leurs yeux et sur
tout leur visage, et il semble que l'on voie jusqu'au fond de leur cœur la joie
qu'ils en ressentent. Elle fait pour quelques moments tomber le livre des mains
à celui qui la lit, afin de se faire admirer et de lui faire faire
d'avantageuses réflexions sur ce qu'il vient de lire. Celui qui entend réciter
quelque chose où il y a de belles pensées n'en fait pas moins et, s'il a
l'esprit de les connaître , dès qu'il en trouve quelqu'une il s'écrie aussitôt :
Voilà qui est beau ! il en parle, il la répète, il la loue, il l'admire et
témoigne par ses gestes, par ses paroles et par la gaieté qu'on voit sur son
visage, la joie qu'il a d'entendre de belles choses.” (p. 95-96)
Plus
tard dans la conversation, le narrateur anticipe la réaction que provoque la
“scène du tyran” auprès
du public en se servant des mêmes termes : “C'est un rapport que tout le monde
ne remarque pas et qui n'est connu que des gens d'esprit ; il leur plaît, il
leur fait crier tout haut : voilà qui est beau !” (p. 106)
Arimant, à
propos des “beaux endroits”, fait état de la même réaction (“Elles se font admirer, elles font
crier : voilà qui est beau ! elles font témoigner la joie que l'on a de les
entendre”, p. 108) et atteste une telle réception à l’issue de la
“description de l’âme inquiétée” : “Elle a fait crier : voilà
qui est beau ! elle s'est fait admirer, elle a fait parler d'elle.” (p.
109)
Ces réactions correspondent aux effets que provoque l’épigramme selon la description qu’en fournit Colletet dans son Traité de l’épigramme (1657) :
« Une parole hardie,
enchâssée dans de beaux vers, comme un précieux diamant dans un riche chaton ; une
rencontre inespérée ; une conclusion que l’on n’attend pas ; une pointe d’esprit née
sur le champ, propre aux lieux, aux actions, et aux personnes présentes ; et en un
mot, tout ce qui excite le ris, ou l’admiration, et qui fait avec joie et
applaudissement écrier l’auditeur, ou le lecteur, ô que cela est beau ! ô que cela
est rare ! tout cela, dis-je, témoigne assez clairement le haut mérite d’une noble,
vive, et perçante épigramme. »
(p. 68-69)
d’autre part, une incitation à la réflexion,qui favorise l’intelligibilité de
la pensée [exemples] Elle fait pour quelques moments tomber
le livre des mains à celui qui la lit, afin de se faire admirer et de lui faire
faire d'avantageuses réflexions sur ce qu'il vient de lire. (p. 95)
Le
rapport mystérieux de la “scène du tyran” “sert à mieux faire voir le caractère
d'un tyran” (p. 106)
Même si une pensée n’est jamais originale, le
renouvellement de son expression permet de la faire mieux comprendre par le
récepteur : “par le moyen de cette forte, courte, ingénieuse et naturelle
expression, l'auteur a eu l'adresse de le leur faire encore entrer plus avant
dans l'imagination” (p. 124)
Conformément aux pratiques mondaines de consommation de la littérature et au principe de la
primauté accordée au jugement du public, les réactions induites par ces passages
sublimes sont partagées avec les auditeurs présents. [exemples]
ainsi de la pensée : “il en parle,
il la répète, il la loue” (p. 96)
ainsi de la “description de l’âme
inquiétée” : “elle
s'est fait admirer, elle a fait parler d'elle” (p. 111)
Au tome III, un
auteur opiniâtre et récitateur importun tente de convaincre de la qualité de son
madrigal par le recours à l’autorité du public, qui aurait admiré sa pièce et
voudrait la diffuser : “Je viens de la cour, où je l’ai récité. Tout le monde l’a
trouvé admirable. On m’en a demandé des copies et l’on m’a pressé de le faire
imprimer. Cependant, il semble que vous ne l’approuviez que par
force.”
Des idées nouvelles ?
La notion de sublime n’entrera véritablement dans l’usage en France qu’à la suite de la parution du traité de Boileau en 1674. Au moment où sont composées Les Nouvelles Nouvelles, le mot n’est utilisé que pour faire référence à ce qu’on appelle alors le style sublime (l’un des trois styles que reconnaît la rhétorique ancienne). Le concept même d’ « admiration mêlée d’étonnement et de surprise » que les nouvellistes semblent associer à ce terme n’est guère utilisé non plus pour décrire l’effet que produisent les textes littéraires.
De ce point de vue, les propos des nouvellistes semblent donc refléter des idées largement avant-coureuses de celles qui domineront le champ littéraire une douzaine d’années plus tard.
Il faut toutefois prendre en compte le fait que de telles conceptions avaient déjà émises dans les deux décennies précédentes, à l’occasion des réflexions sur la question des styles qu’avaient menées les maîtres à penser de la culture mondaine. Ainsi, Costar, dans sa Défense des ouvrages de M. de Voiture (1653), établit une opposition entre ce dernier et Balzac sur le plan des effets que crée la lecture de leurs textes :
S’adressant à Balzac, il décrit des effets liés au style sublime remarquablement similaires à ceux qu’exposeront les nouvellistes dix ans plus tard :
« Il est vrai, monsieur, ces violentes figures qui, dans vos ouvrages, ravissent les esprits, les transportent, les entraînent, les saisissent d’admiration et d’étonnement, ne se remarquent point dans les siens. […] M. de Voiture a fait judicieusement de vous laisser tout libre cette large et vaste carrière du genre sublime, ayant reconnu que vous en aviez remporté le prix et qu’il ne restait plus d’honneur à acquérir après vous. » (p. 15-16)
Costar donne la préférence au style de Voiture, qui ne contraint pas aux réactions excessives suscitées par le style sublime :
« Et je conclus que Monsieur de Voiture plaira toujours et ne lassera jamais puisqu’il a toutes les qualités qu’il faut pour cela et que d’ailleurs, il ne contraint point de joindre incessamment les mains, de lever les yeux au ciel, de faire des exclamations continuelles et qu’ainsi on ne tombe point avec lui dans cette satiété d’admiration qu’un Ancien a reconnue et que les maîtres du métier nous conseillent d’éviter. » (p. 21)