Conversations des pointes ou pensées
La « Conversation des pointes ou pensées » est une des nombreuses pièces insérées de la seconde partie des Nouvelles Nouvelles. S’étendant sur une quarantaine de pages (p. 90-129), elle propose un discours qui s’interroge essentiellement sur la nature de la pensée, sa définition, ses formes, ses effets, analogues à ceux du “sublime”, son manque de clarté et son impossible originalité, en s’inspirant lointainement de l’Agudeza y arte de ingenio (1648) de Baltasar Gracian. Une théorie de l’émotion esthétique, fondée sur la reconnaissance, est énoncée à cette occasion.
Les débats menés au cours de la conversation fournissent l’occasion de proposer deux passages versifiés de tragédie, la « scène du tyran » et la « description de l’âme inquiétée », vraisemblablement issus d’une même « tragédie du tyran » non publiée de Donneau de Visé.
Penser la pensée
En prenant pour sujet la notion de « pensée », la conversation s’attache à un problème qui se trouve au cœur des constats et des réflexions contemporaines sur la production écrite : celui que pose l’équilibre entre l’effet global que produit un texte et les effets passagers que certaines de ses composantes peuvent ménager « par-dessus le reste du discours » (p. 90). La question des « beaux endroits » - c’est-à-dire de l’importance qu’il faut leur accorder dans la création littéraire, au risque de produire un « discours inégal » (p. 93)-, constitue dès lors l’arrière-plan des échanges menés par les personnages.
La nature et les usages de la « pensée » sont ainsi envisagés sous divers angles, en une série de développements dont l’enchaînement se présente comme aléatoire, au gré des préoccupations des protagonistes : de l’inévitable définition formelle (p. 91-93) à l’exploration des limites du concept par la confrontation aux notions voisines (p. 98-112), en passant par des tentatives de catégorisation (p. 96-98) ou de détermination des effets (p. 95-96), par des réflexions sur l’exigence de « nouveauté » (p. 120-129), voire par une mise en cause de l’utilité (p. 93-95) ou de la pertinence (p. 108-119) du recours aux pensées.
Abordée par le biais d’une interrogation sur le rôle de la « pointe » dans les genres poétiques, la réflexion s’oriente rapidement vers la problématique des effets ponctuels du discours, en puisant ses exemples principalement dans des textes théâtraux.
Les enjeux du « discours inégal » au début des années 1660
Au moment où Donneau de Visé fait paraître ses Nouvelles Nouvelles, la question abordée dans la « Conversation des pointes ou pensées » anime l’actualité de la création littéraire.
L’usage de la pointe s’affiche comme constitutif de plusieurs des genres poétiques cultivés
dans les recueils galants et auxquels il est fait référence dans les propos des nouvellistes
(p. 94) : madrigaux, sonnets, épigrammes (dont Gombauld avait par ailleurs offert un
recueil modèle en 1657). Le bien-fondé de cette vogue est régulièrement discuté dans les textes les
plus divers : [exemples] - Les Nouvelles Œuvres de
Cyrano de Bergerac (1662, posthume), qui proposent Les Entretiens pointus, recueil de
pointes précédé d’une préface qui en défend l’usage au nom de l’imagination et d’une
rhétorique de la brillance.
- Le Parasite Mormon (1650, écrit à plusieurs mains : La Mothe Le Vayer fils, Charles Sorel, Cyrano de
Bergerac) contient une « Histoire du poète pointu ». Sercy avait par ailleurs reédité dans
un de ses Recueils (1661, deuxième partie) une partie du
Parasite Mormon, l’ « Histoire du poète Sibus » (in Variétés
historiques et littéraires, 1885), dans
laquelle est mentionné le poète pointu.
- La Clélie (III, 1, 1659),
qui critique vertement l’usage qu’en font certains auteurs : « Véritablement ce n'étaient
pas de ces vers hérissés de pointes, qui ne plaisent qu'à des esprits mal tournés, mais
c'étaient des vers nombreux et naturels, qui avaient encore plus de passion que d'esprit »
et « ce n'étaient que de fausses pointes, mises en galimatias pompeux, semé d'antithèses et
de tendres expressions hors de leur place. » (p. 72 et 74)
- Nouvelle allégorique (1658) de Furetière, qui range les pointes dans le
Royaume de Pédanterie et les associe à l’équivoque :
« L’armée était disposée de cette
sorte qu’on voyait d’abord marcher l’avant-garde, où les Equivoques avaient la pointe et
formaient un gros bataillon hérissé à la façon de la Phalange Macédonienne ; car ils ne
présentaient que des traits aigus de quelques côtés qu’on les voulût prendre, ce furent ceux
qui commencèrent à former la première ligne. » (p. 11)
- Les Examens dans lesquels Corneille, en 1660, s’excuse
régulièrement d’avoir usé des artifices de la pointe, justifiant son emploi par la mode que
connaissait celle-ci lors de la représentation de ses premières pièces. Ainsi, dans l’examen
de Clitandre :
“ Le style en est véritablement plus fort que celui de
l’autre [Mélite]; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il
est mêlée de pointes comme dans cette première [pièce, Mélite] ; mais ce
n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être
entièrement purgée.” (p. LIX)
- L’Art poétique (1658) de Colletet, qui donnait à la pointe une importance prépondérante dans
l’épigramme et le sonnet.
En outre, le goût prononcé qui s’affirme pour les formes brèves de la littérature morale met en vogue la réflexion sur l’expression concentrée et lumineuse des vérités humaines. Par-delà la faveur continue des proverbes Bensérade en propose un Ballet (1654), qui motive la réédition de la Comédie des proverbes (1655 ; 1665) de Monluc et la parution des Illustres Proverbes (1655, 1659, 1665), ce sont surtout les maximes, que La Rochefoucauld, assisté de Mme de Sablé et Jacques Esprit, est en train d’élaborer, qui trouvent d’étroites affinités avec la pensée, telle que la définit Ariste : « C'est une chose qui, semblant avoir besoin d'un long discours pour être bien entendue, est expliquée en peu de paroles et qui, étant ainsi resserrée, paraît plus forte et jette un certain éclat qui surprend ceux qui la lisent ou qui l'écoutent, et qui la fait aimer et admirer tout ensemble » (p. 92).
Mais c’est sans doute dans le domaine théâtral que s’affirme le plus clairement la pertinence de la « Conversation des pointes et des pensées ».
Dans ses Examens proposés au sein de l’édition de son Théâtre (1660), Corneille avait souvent évoqué les pointes et pensées dont étaient émaillées ses pièces, de Clitandre ”Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre [Mélite]; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes comme dans cette première [Mélite]; mais ce n’était pas alors un si grand vice, dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée.”(p. LIX) au Cid “Ce poème a tant d’avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n’ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation.” (éd. 1663, p. XLV).
Mais surtout c’est la création de Sertorius qui, au cours de l’année 1662, attire, semble-t-il, l’attention sur la question des pensées. En effet, si l’on en croit les propos que d’Aubignac fera imprimer l’année suivante (Deux dissertations concernant le poème dramatique en forme de remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius), le succès de la pièce, créée au Marais dès la fin février, puis reprise par la troupe de Molière en juin, publiée enfin en juillet, avait été obtenu en raison de « deux endroits excellents » (p. 39-40) qui avaient fait illusion, dont un vers de la scène II, 2 [citations] « A ce vers, le parterre éclate et, sans plus rien considérer, on s’écrie partout que cette pièce est admirable. On devait néanmoins se contenter de dire : « Voilà un bel endroit » (p. 74)
D’Aubignac mettait également en cause à plusieurs reprises « des riens éclatants » (p. 88), avec des arguments semblables à ceux que Donneau de Visé invoquera pour le Stilicon et La Mort de Commode de Thomas Corneille. Ainsi l’obscurité de certains vers est dénoncée au titre de « galimatias en belles paroles » [extrait] « Cependant le parterre ne laisse pas d’éclater quand on croit avoir attrapé quelque antithèse ou quelque métaphore » (p. 83).
Le fait que l’ennemi de Corneille se permette d’invoquer la réception biaisée de ces « beaux endroits » indique qu’une des principales qualités reconnues de Sertorius avait été son recours aux pensées.
L’ombre de Gracian
Les idées sur la pointe et la “pensée” développées au sein de la conversation des Nouvelles Nouvelles n’en présentent pas moins de nombreux points communs avec le traité que Baltasar Gracian avait consacré à ce sujet en 1648 sous le titre Agudeza y arte de ingenio (rééd. de 1669).
Par delà la dimension monographique du propos, l’attention à la définition de l’objet, l’association binaire (agudeza y arte de ingenio ; “pensées dans tous les ouvrages d’esprit”, p. 90), le recours aux exemples contemporains, toutes singularités communes aux deux oeuvres, on retrouve, dans le traité espagnol, les principales composantes de la question telle que traitée par Donneau :
les catégories mentionnées par Clorante (p. 97) :
l’antithèse (“De la agudeza paradoja”, XXIII)
la comparaison (“De la agudeza por semejanza”, IX”)
la sentence (“De la agudeza sentenciosa”, XXIX)
l’équivoque (“De los ingeniosos equivocos”, XXXIII)
l’examen des cas particuliers que constituent le “sens mystérieux” (p. 97) (“De la agudeza por ponderacion misteriosa”, VI) et le sublime (“De la observaciones sublimes”, XLIII : “iluminan realzadamente el animo”)
l’ouverture du propos sur d’autres types d’énoncés assimilables à la “pensée” (p. 108) (“De otras muchas diferencias de conceptos”, L)
Certes le traité de Gracian n’est pas disponible en français à l’époque de Donneau de Visé (il faut même attendre la fin du XXe siècle pour qu’une traduction soit offerte aux lecteurs). Mais la notoriété et le prestige de l’auteur espagnol sont considérables au moment où sont composées les Nouvelles Nouvelles : Mme du Sablé et La Rochefoucauld sont des lecteurs attentifs de l’Oraculo manual (1647), ouvrage qui lui non plus n’est pas traduit en français à cette date. Il n’est guère imaginable que les deux auteurs de maximes n’aient pas pris la peine de consulter un traité de ce même Gracian, consacré à un sujet touchant d’aussi près l’entreprise qu’ils étaient en train de mener. Le nom de l’Agudeza devait inévitablement être sur les lèvres des connaisseurs informés. Il aura pu être prononcé au moment où les “pensées” de Sertorius faisaient débat. Le contenu même de l’ouvrage aura ensuite été discuté au sein de cercles ou de réunions informelles.
C’est cette faveur que Donneau de Visé s’efforce d’exploiter à son compte en articulant son propos sur les matières traitées dans l’ouvrage de Gracian. L’hypothèse la plus probable est celle d’une rédaction à partir d’échos directs ou indirects (saisie à la volée sur “tablettes”, consultation d’un procès-verbal à la manière de Richesource) des débats d’une assemblée prenant pour sujet les théories de l’Agudeza. Certains développements de la “conversation des pointes ou pensées”, tels que la théorie de l’émotion esthétique ou les réserves émises sur l’obscurité de la pointe (les mêmes que celles qui seront adressées à Gracian dans les Entretiens de Bouhours en 1671), reflètent peut-être les objections émises par les participants à l’échange original.