« La Prudence funeste », entre tragédie et littérature morale
« La Prudence funeste » est un texte riche en interactions avec diverses formes littéraires prisées à l’époque de Donneau de Visé : épisodes multipliant les contenus d’inspiration élégiaque, monologues intérieurs, descriptions élaborée de sentiments, jeux de point de vue ou encore scènes de dépit amoureux (épisodes 2-4). Deux genres littéraires sous-tendent toutefois l’ensemble de la nouvelle : la tragédie et la littérature morale.
Les points communs avec le genre de la tragédie sont particulièrement nombreux :
L’organisation – cinq épisodes narrant la chute de Démocrate jusqu’à son assassinat – s’apparente à une construction dramatique.
Les péripéties de complots et de conjurations, la situation mettant en scène un roi trompé, les personnages de traîtres et de généreux semblent inspirés par l’univers de palais propre à la tragédie.
Le recours récurrent aux discours directs ou rapportés confère une place centrale à l’oralité, aux discours et aux tirades, selon des procédés qui tentent de reproduire les effets de la parole théâtrale.
La présence de nombreuses tirades et délibérations. Donneau y multiplie les
interjections et les marques de l’expression des passions tragiques
[exemples] – « Quoi, dit-il en lui-même, en songeant à ce
que ce prince lui venait de dire, dois-je souffrir qu’un si fidèle ami
qu’Anaxandre, et qui me donne de si puissantes et de si généreuses marques de son
amitié, perde, pour l’amour de moi, la réputation qu’il s’est acquise dans le
monde ? » (p. 178).
- « Ah ! pourquoi vous ai-je jamais vu ? pourquoi
m’avez-vous découvert votre flamme ? pourquoi vous ai-je aimé ? » (p. 185),
déploration dont la forme se rapproche de celle d’une élégie.
- « Quoi, dit-il en lui-même, se voyant
seul, faut-il que ma prudence et mon amour me causent un si sensible affront ? »
(p. 219).
Cette proximité avec les formes et les codes de la tragédie s’explique probablement par la familiarité qu’entretient Donneau avec ce genre. Le tome II des Nouvelles Nouvelles présente deux longues scènes en vers probablement détachées d’une tragédie dont Donneau pourrait être l’auteur (voir C. Schuwey, Donneau de Visé, fripier du Parnasse, thèse Paris-Sorbonne, 2016,p. 83-84). « La Prudence funeste » pourrait ainsi résulter elle aussi d’un projet de tragédie reconverti en nouvelle. Le procédé n’est pas sans exemple puisque, quelques années plus tard, Donneau fera l’inverse en transformant une nouvelle de L’Amour échappé (1669), la « Manière d’aimer des jaloux », en une comédie intitulée Le Gentilhomme Guespin (1670).
« La Prudence funeste » s’inscrit également dans la vogue contemporaine de la littérature morale de forme gnomique, d’ailleurs traitée au tome II des Nouvelles Nouvelles dans la « Conversation des pointes ou pensées » (p. 83-131). Donneau flatte le goût du lectorat par une multitude de formulations sentencieuses et de pensées, qu’il s’agisse de réflexions morales (« lorsque le malheur s’obstine à poursuivre une personne, la prudence était inutile » p. 135, « [La Fortune] fait souvent des coupables pour se divertir du trouble et de l’embarras où elle jette quantité de personnes, elle se plaît aussi à les rendre innocents lorsqu’ils croient que leur vertu ne sera jamais reconnue » (p. 190), etc.) ou de lois d’amour (« Aussi ne doit-on point passer pour amant dès que l’on commence d’aimer. », p. 243 / « il est difficile de les [l’amour et la haine] allumer lorsque l’on n’a pas encore commencé de les ressentir », etc.).
Par ailleurs, en attribuant la plupart de ces maximes à Démocrate, Donneau caractérise son personnage comme un sentencieux (voir notes p. 138 et p. 145), qui règle son comportement sur une morale stricte plutôt que sur une évaluation pragmatique de la situation.