Réputation
La question de la réputation est, dans les années 1660, un des sujets de préoccupation essentiels du public mondain auquel s’adressent Les Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé.
Au sein du scandale des Fouquetleaks, l’affaire Menneville, en mettant en pleine lumière les terribles conséquences d’un effondrement de la réputation d’une personne en vue de la cour, a rappelé, dès le début de la décennie, l’importance extrême de la bonne renommée parmi les pairs et, plus largement, au sein de ce qu’on identifie alors comme le « public ». Les années suivantes voient dès lors fleurir les réflexions et les débats sur la nature et les fondements de la réputation.
Une ancienne question d’une actualité brûlante
Les ouvrages de fiction et les traités moraux inspirés par la culture de cour ont toujours accordé une importance primordiale à la réputation et, tout particulièrement, à ce qu’on appelle « l’honneur des dames ». L’honneur féminin est menacé par les tentatives de séduction masculines, même lorsque celles-ci sont rebutées sans la moindre ambiguïté. Il suffit, pour créer le soupçon, de « publier » ses hommages, ainsi que l’énonce clairement la « Justification de l’amour », l’un des nombreux textes qui, aux alentours de 1660, s’attachent à explorer, sur le mode léger et spirituel, les multiples composantes et implications du sentiment amoureux :
« Les mêmes devoirs par lesquels nous témoignons de notre amour à une
femme nous trahissent, les découvrant aux autres, et ainsi nuisent à sa réputation et
choquent son honneur »
(Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce
temps, t. III, 1660, p. 306)
Il importe dès lors d’éviter à tout prix la divulgation de ce qui doit rester de
l’ordre du secret, en
particulier si la tentative masculine est illégitime. La nouvelle 4 de
L’Heptaméron de Marguerite de Navarre avait mis en scène ce paradoxe.
[extrait] [Un homme s’est infiltré dans la chambre d’une dame
la nuit, puis a pris la fuite après l’échec de sa tentative. La dame veut se venger
pour rétablir son honneur. Sa dame d’honneur lui conseille plutôt de conserver la
discrétion :
“Aussi vous, Madame, cuidant augmenter votre honneur, le pourriez
bien diminuer; et si vous en faites la plainte, vous ferez savoir ce que nul ne
sait: car de son côté, vous êtes assurée que jamais il n’en sera rien révélé. Et
quand Monseigneur votre frère en ferait la justice qu’en demandez et que le pauvre
gentilhomme en vînt à mourir, si courra le bruit partout qu’il aura fait de vous à
sa volonté; et la plupart diront qu’il a été bien difficile qu’un gentilhomme ait
fait une telle entreprise si la dame ne lui en a donné grande
occasion.”
Les choses vont prendre un tour nouveau à la suite du Fouquetleaks et de sa conséquence la plus spectaculaire : l’affaire Menneville. L’opprobre qui tombe sur la victime des révélations, l’impossibilité de remédier à la perte de considération et l’issue dramatique de l’affaire font prendre pleinement conscience de l’importance de la réputation face au caractère incontrôlable de la publication de l’information et de la curiosité du public.
L’événement occasionne une véritable « crise de la réputation », dont est révélatrice la « conversation des soupçons » que Donneau de Visé insère au sein du tome II des Nouvelles Nouvelles. Chez ce dernier, comme chez ses contemporains, la réflexion se développe en deux lieux principaux.
Préserver la réputation
On s’interroge tout d’abord beaucoup sur la possibilité et sur les moyens de préserver la réputation.
C’est la question majeure débattue au sein de la « Conversation des soupçons ». Mais c’est également le sujet abordé de manière centrale ou marginale, sérieuse ou désinvolte, dans de nombreux textes publiés à partir de l’année 1663, par exemple :
Un portrait de la Galerie des peintures (1663) rappelle que les conditions de la vie mondaine rendent difficile d’échapper aux soupçons et que le seul véritable moyen de préservation de la réputation est la retraite. “Ainsi je trouve qu’il n’arrive autre chose à celles qui ne le [= sévères] sont pas que d’être citées dans les sermons que les mères font à leurs filles, et cela ne me paraît pas un trop grand malheur. Ce qui me paraîtrait plus incommode, si je voulais être de ces dames prudes à qui on ne peut donner de galants, est qu’il faudrait pour cela se résoudre à une solitude quasi continuelle, étant impossible, comme dit Monsieur de Roquelaure, d’être exposée au grand monde et d’y demeurer exempte de soupçon, et je vous avoue sincèrement qu’aimant les plaisirs et le grand monde au point que je fais, ma réputation me couterait trop cher, si je l’achetais au prix d’une si grande retraite. (p. 462)
Dans l’ « Avis au lecteur » de ses Amitiés, amours et amourettes (1664), René Le Pays se fait fort de ne pas mettre en jeu la réputation des dames qui apparaissent dans sa correspondance. « J'ai donné á mon recueil le titre d'Amitiés, amours et amourettes parce qu'il explique, comme il me semble, assez bien les sujets de toutes les pièces que vous y verrez. Personne ne trouvera mauvais que j'aie publié mes amitiés. Mais quelques-uns trouveront peut-être étrange [= choquant] que j'aie rendu mes amours publiques. Peut-être que le beau sexe m'accusera d'indiscrétion. Si cela arrive, il me sera aisé de me justifier en répondant que, bien que j'apprenne mes amours à tout le monde, je ne laisse pas de les tenir cachées : j'en publie la galanterie, mais je n'en découvre point le secret. Le soin que j'ai eu de supprimer les noms et de taire les choses qui pouvaient faire tirer des conjectures, met à couvert les personnes avec lesquelles j'ai eu commerce. Outre qu'ayant demeuré en beaucoup de provinces différentes et ayant confondu dans mon recueil les galanteries faites en divers lieux, il sera presque impossible d'asseoir aucun jugement assuré ni de faire aucune application juste. De sorte que quand ma Caliste, ma Margoton, et mon Iris deviendraient aussi fameuses que la Corinne d'Ovide, la Laure de Pétrarque et la Claudine de Colletet, leur honneur ne laisserait pas de demeurer entier; leur réputation n'en recevrait pas la moindre tache.”
De même que Donneau de Visé dans la « Conversation des soupçons », d’Aubignac, dans ses Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation (1666), défend l’idée que le meilleur moyen de s’assurer contre la perte de réputation est de conserver une honnêteté irréprochable en tous points : Celles-là même qui possèdent une véritable honnêteté et qui la font régner en souveraine sur toutes leurs actions, qui la suivent et qui ne s'en départent jamais, voient quelquefois leur réputation blessée, ou par une légère imprudence, ou par l'envie de celles qui ne sauraient leur ressembler, ou par la perfidie d'un homme que la résistance aura soulevé contre elles au lieu de la lui rendre vénérable, enfin par une médisance secrètement répandue et dont on ne peut savoir la cause. Non, non, je ne veux pas être garant qu'une vertu sincère et véritable, qu'une conduite sage et sans relâche et qu'une pratique exacte et religieuse de tous les conseils que je prépare en ce discours et de ceux que l'on y pourra joindre puissent conserver une estime inébranlable et rendre une femme assurée contre la calomnie. Mais cette calomnie ne durera pas longtemps quand elle n'aura point de fondement qui la soutienne. C'est une glace du printemps qui sera dissipée avant que de refroidir les bons sentiments de celles qui la mépriseront ; et tant que l'innocence ne changera pas de visage ni d'action, elle ne sera jamais entièrement défigurée ni vaincue; le temps qui la doit manifester est un sage père qui ne l'abandonnera pas; et celles qui n'abandonneront point l'honnêteté qu'elles auront une fois embrassée, qui l'aimeront par elle-même et pour leur propre satisfaction, ne perdront jamais la gloire qui leur en doit revenir (p. 21)
Le sujet est même abordé sur le mode humoristique par Molière, qui renverse la perspective en mettant en scène des personnages masculins obsédés de leur réputation, qu’ils conçoivent comme directement dépendante du comportement de leur épouse :
Dans Le Cocu imaginaire, Sganarelle est particulièrement
préoccupé de la perte de réputation qu’entraîne la conduite de sa femme.
[exemple] “SGANARELLE
Ah! pauvre Sganarelle! à
quelle destinée
Ta réputation est-elle condamnée!
[...] Faut-il que
désormais à deux doigts on te montre,
Qu'on te mette en chansons, et qu'en
toute rencontre
On te rejette au nez le scandaleux affront
Qu'une
femme mal née imprime sur ton front?”
(sc. IX)
“Des maris malheureux,
vous voyez le modèle,
On dérobe l’honneur au pauvre Sganarelle ;
Mais
c’est peu que l’honneur dans mon affliction
L’on me dérobe encor la
réputation”
(sc. XVI)
- dans L’Ecole des maris et L’Ecole des femmes,
Sganarelle et Arnolphe sont scrupuleusement attentifs aux soupçons qui pourraient
s’attacher à la vertu de leur épouse [exemple] “Et celle que
je dois honorer de mon corps
Non seulement doit être et pudique et bien
née,
Il ne faut pas que même elle soit soupçonnée.”
(L’Ecole des
maris, III, 2)
“Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
C’est
mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
Que cet honneur est tendre et
se blesse de peu ;”
(Ecole des femmes, III, 2)
“J’y prends pour mon
honneur un notable intérêt :
Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en
est ;
Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu’elle
a fait enfin est sur mon compte.”
(Ecole des femmes, II,
1)
La réputation avant toute chose
Dans le prolongement de cet impératif de préservation de la réputation, une autre idée
va connaître une faveur remarquable : les conséquences désastreuses de la perte de la
bonne renommée amènent à considérer que celle-ci constitue l’élément constitutif
essentiel de l’honnêteté et doit donc être cultivée en priorité, avant même la vertu
authentique.
La maxime 217 de l’édition de 1665 des Maximes de La
Rochefoucauld l’exprime crûment :
« L’honnêteté des femmes est souvent l’amour de leur réputation et de leur repos ».
Mais, plus généralement s’affirmera la conviction que « la réputation d'une personne dépend toute de l'opinion. » (Les Nouvelles Nouvelles, t. II, p. 62). « Il n'y a point de différence entre avoir commis un crime et avoir donné lieu de le soupçonner » (t. II, p. 42) et, à par conséquence inverse, il n’y a point de différence entre être vertueux et être réputé vertueux.
De là une fascination pour les réputations fallacieuses, à l’instar de celles des fausses prudes, si souvent dénoncées dans la littérature mondaine et, au premier chef, dans une de ses expressions les plus abouties, les comédies de Molière :
« Pour vous, vous faites une de ces femmes qui pensent être les plus
vertueuses personnes du monde, pourvu qu'elles sauvent les apparences, de ces femmes qui
croient que le péché n'est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les
affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement honnête, et appellent amis ce que les
autres nomment galants."
(L'Impromptu de Versailles, sc. I)
De là l’attrait du personnage de faux dévot, dont la dissimulation est présentée comme un argument de séduction pour les femmes qui souhaiteraient ménager leur réputation. Tartuffe apparaît ainsi singulièrement attentif à la question de la divulgation des amours clandestines - et de ses conséquences sur la réputation des femmes :
“Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont
bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
De leurs progrès sans cesse
on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer
;
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous
brûlent d’un feu discret,
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le
soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée
;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
De l’amour sans
scandale, et du plaisir sans peur”.
(Le Tartuffe, 1669, sc. III, 3).
De là également une fascination pour les révélations sur le comportement réel des personnes éminentes de la cour : en 1665 est publié sous forme imprimée un manuscrit de Brantôme dévoilant la Vie des dames galantes du siècle précédent.
Le constat de la réputation fallacieuse s’étend même jusqu’au paradoxe que relève l’héroïne de la nouvelle Mathilde (1667) de Mlle de Scudéry :
“Pour moi, reprit-il, j’ai toujours cru que ceux qui dissimulent le
plus habilement, sont ceux qui ont le plus la réputation d’être sincères.”
(p.
154)
C’est cette idée que s’efforce de combattre d’Aubignac qui, dans ses
Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa
réputation (1666), parviendra à nouveau à la même conclusion que Donneau de
Visé [citation] “Je sais bien que par une conduite adroite et une
affectation bien ménagée, on peut acquérir l'opinion d'être ce que l'on n'est pas et
faire dans le monde quelque bruit favorable. On fait porter assez souvent aux crimes
les vêtements de l'innocence, et la débauche secrète est quelquefois couverte d'un
voile d'honneur qu'elle emprunte pour se déguiser. Mais la réputation qui viendra
par une mauvaise prudence ne sera pas de longue durée. II ne faut point espérer que
l'être se puisse établir sur le néant. L'ombre ne produira jamais la lumière et la
vérité ne sortira point d'une fausse origine. L’artifice ne sera pas longtemps sans
se démentir soi-même, la comédie finira et le déguisement ne soutiendra pas toujours
une agréable imposture. Une fausse valeur se dissipe à la première occasion
dangereuse, une fausse érudition n'entretiendra pas longtemps le bruit qu'elle aura
commencé de faire. Celle que l'on croit vertueuse parce qu'elle en a pris les
apparences ne le fera pas croire longtemps. Il est malaisé de feindre toujours. On
se lasse d'employer tant de précautions nécessaires pour tromper les autres ; on
néglige tout quand on présume d'être en sûreté; on se laisse aller au public à de
petites libertés que l'habitude emporte sur la prudence : une surprise dont on ne se
défie pas, la curiosité d'un domestique, la présence d'un enfant, une visite
imprévue, une action qui n'aura pas été concertée ; enfin le temps, qui sait tirer
la verité du fond des abîmes, expose au grand jour, tout d'un coup, lorsque l'on
s'en défie le moins, ce que l'on croyait enveloppé de ténèbres impénétrables; si
bien que cette réputation qui s’était répandue dans le monde sans l'appui de la
vertu se trouve soudainement évanouie. Et cette femme que l'on avait regardée comme
un modèle presque inimitable devient la fable du peuple et l'opprobre de tous ceux
qui l'avaient admirée ; ce faux éclat qui l'avait couronnée n'est qu'une faible
lumière qui s'éteint au premier vent et qui ne laisse rien après elle qu'une odeur
mal agréable »
(p. 15)