Satire
La satire, contrairement à la raillerie, se propose un but avant tout moral : il s’agit non plus de faire de l’humour sans conséquence, mais bien de dénoncer un comportement déviant ou inconvenant en vue de le corriger. Dès la deuxième moité du XVIIe siècle, ce qu’on désigne par ce terme tend plus à désigner une tonalité ou un registre qu’un genre codifié tel que le pratiquait Régnier et tel que les classiques latins (Horace, Juvénal, Perse) en avaient établi le modèle.
La satire autour de 1660
La conception de la satire qui prévaut chez les contemporains de Donneau de Visé peut
se comprendre à la lumière de la querelle qui a suivi la diffusion des
Satires de Boileau, dès le début des années 1660, puis leur publication
imprimée à partir de 1666. Les détracteurs de ce dernier l’accusent de contrevenir aux
règles qui régissent la pratique du genre chez Régnier, puis chez Scarron, eux-mêmes
tributaires du modèle de la satire antique. Dès 1663, Cotin, dans ses Oeuvres
galantes, propose un "Discours sur la satire et le madrigal", dans
lequel, en dénonçant la propension des auteurs antiques à nommer leurs adversaires, il
fait allusion aux pratiques que Boileau met à la mode. Des écrivains comme Coras
(Le Satirique berné, 1668), Cotin (La Critique désintéressée sur les
satires du temps, 1666), Boursault (La Satire des satires, 1669) ou encore Perrin (La Bastonnade, 1666)
reprochent par la suite au nouveau satiriste de s’attaquer non plus aux vices mais à des
personnes bien précises, ainsi que de s'ériger en censeur littéraire. Ce faisant, un tel
auteur s’attribue abusivement un rôle d’évaluateur de la littérature, d’autant plus inacceptable
que les appréciations, majoritairement négatives, sont formulées sur le mode du
dénigrement et portent ainsi atteinte à la réputation d’autrui. En fait, la satire
provoque des dommages bilatéraux : elle s’avère effet nuisible autant à la
réputation de celui qui la
subit qu’à celle de son énonciateur, ainsi que le rappellent fréquemment les discours
tenus sur le genre. [exemples] « Si est-ce qu’il faut bien
prendre garde que cette licence effrénée de parler et d’écrire, ne soit contraire à
l’honneur public, ni préjudiciable à la réputation de l’auteur. » (Colletet,
L’Art poétique, 1658, p. 70)
« Malheureusement pour moi, je me suis avisé d’abord de
satiriser le monde, et je me suis mis tous les auteurs contre moi. » (Furetière,
Le Roman bourgeois, 1666)
A cela s’ajoute la critique du caractère du satiriste, qui est jugé bileux, colérique, voire misanthrope, puisque justement il s’attaque à ses pairs.
La satire est dès lors systématiquement associée à l’idée de médisance et de calomnie.
On lui reproche de succomber à la tentation contre laquelle traditionnellement on la
mettait en garde. [exemples] « Vous leur pourrez aussi faire voir
fort clairement que ces satires ne sont point faites pour faire tort à personne. […]
Je ne parle que contre les vices en général et contre ceux qui comme on dit
communément, gâtent le métier. » (Furetière, Poésies diverses, 1655,
« Epître dédicatoire »)
« Je veux dire qu’ils doivent soigneusement observer que la fin
principale de la satire doit être de diffamer les vices, et non pas les personnes »
(Colletet, Art poétique, 1658, p. 69)
C’est un reproche analogue qu’encourt Molière en 1663, année de publication des Nouvelles
Nouvelles. En proposant des comédies fondées sur la présentation humoristique
des composantes de la réalité mondaine, il est de fait assimilable à un satiriste et,
par conséquent, suspect de succomber aux travers de l’attaque ad hominem.
La Critique de L’Ecole des femmes, L’Impromptu de
Versailles, puis la préface du Tartuffe, en reprenant la doxa
du discours de la satire, s’efforceront de le disculper du soupçon de l’attaque
personnelle en prétextant la condamnation globale des vices. [exemples] « Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne
frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mêmes
les traits d’une censure générale ; et profitons de la leçon, si nous pouvons, sans
faire semblant qu’on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur
les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs
publics où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie », La Critique de
L’Ecole des femmes, 1663, scène VI)
« Que
son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes ; et que
tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes
proprement qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs. Qu’il serait
bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose était
capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y
voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la
pensée pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n’a
jamais pensé. Et en effet je trouve qu’il a raison, car pourquoi vouloir je vous
prie appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des
affaires, en disant hautement "Il joue un tel", lorsque ce sont des choses qui
peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’affaire de la comédie est de représenter
en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle
; il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un
dans le monde ; et s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé toutes les personnes ou
l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut sans doute qu’il ne fasse plus de
comédies. » (Molière, Impromptu de Versailles, 1663, scène
IV)
« Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des
hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est,
dans l'État, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous
avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits
d'une sérieuse morale sont moins puissants le plus souvent que ceux de la satire ;
et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts.
C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde.
On souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie. On
veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule. » (Molière,
Le Tartuffe ou L'Imposteur, 1664)
Donneau de Visé fera de même, à titre préventif, dans sa préface aux Nouvelles Nouvelles :
« Ceux qui prendront Les Nouvellistes pour une satire ne s'en doivent point fâcher, à moins qu'ils ne veuillent faire voir qu'ils sont du nombre. Pour moi, j'avoue que j'en suis, avec beaucoup d'autres qui ne croient pas en être, mais j'ai cet avantage par-dessus eux que je connais mes défauts et que je tâche à m'en corriger en leur montrant les leurs, et ce sont ces vérités qui rendront cette satire utile, comme le sont d'ordinaire toutes celles qui sont universelles et qui ne désignent personne en particulier. […] Mais bien qu'ils soient dans cette pensée, ils ne laissent pas que de connaître leurs défauts et de s'en corriger quelquefois, ce qui, loin de devoir faire condamner les satires, lorsqu'elles sont universelles, les doit faire estimer beaucoup, du moins à ce que je m'imagine. »
Et sur le mode ironique, dans la Lettre écrite du Parnasse, proposée au tome III :
« L’impossibilité qu’il y a d’empêcher que l’on ne fasse de satires, parce qu’elles sont plus en vogue que jamais, et ceux qui réussissent en ce genre d’écrire, beaucoup plus estimés qu’ils ne devraient être, fait que nous permettons celles qui en s’attaquant à tout le monde ne s’attaquent à personne, qui reprennent agréablement les mauvaises mœurs, qui blâment en divertissant les coutumes ridicules, et qui pour l’ordinaire produisent de bons effets, en faisant souvent changer ceux qu’elles font le plus rire. » (Nouvelles Nouvelles, 1663, t. III, p. 144)
On reconnaît les ingrédients topiques de la défense de la satire : l’objectif moral qui consiste à corriger les mœurs en critiquant de manière plaisante et enjouée des comportements et des vices généraux, tout en évitant l'attaque ad personam.
L’argument qu’avancent Molière et Donneau connaîtra ensuite une longue fortune auprès
des contemporains immédiats, tel Robinet, « Ce peut être une satire, mais elle ne tombe
point sur le particulier, c’est-à-dire qu’elle ne désigne qui que ce soit : et que c’est
comme une glace exposée, où chacun reconnaît lui seul ce qu’il est, sans qu’il soit
connu de personne » (Robinet, Panégyrique de l'Ecole des femmes ou
Conversation comique sur les oeuvres de M. de Molière, 1663) ou postérieurs, jusqu’à la fin du siècle.
[exemples] « J’aime assez la bonne et véritable satire
également capable d’instruire et de plaire, lorsque ne nommant, ni ne désignant
aucun particulier, elle rit seulement de nos folies communes, où personne ne se
trouve, quoique tout le monde s’y puisse trouver ». (Madeleine de Scudéry, « De
la médisance », Conversations morales, 1684)
« Cela convient
mieux à son caractère et à la fin, qui est de corriger les vices et de rendre les
vertus recommandables, de distinguer le clinquant du Tasse de l’or de Virgile, et le
mérite réel des auteurs d’avec l’apparent, et tout cela avec je ne sais quel air de
sincérité et d’honnêteté, et avec un esprit de zèle pour le bien public, et non pas
d’animosité contre quelques particuliers. » (Abbé Renaud, Manière de parler
la langue française selon différents styles, Lyon, 1697, p. 288)
C’est cette distinction entre correction morale désintéressée et agression envers autrui que s’était efforcé d’établir Charles Sorel, dans son Ile de portraiture (1659, p. 36-51). Ce récit allégorique exploitant la mode du portrait, s’attache à différencier les peintres censeurs et les peintres satiriques, représentant respectivement la bonne et la mauvaise satire. Les satiristes, non seulement se permettent la calomnie et la médisance, mais en plus agissent sans discernement : leurs victimes sont constituées d’ « honnêtes gens » comme « des autres ». En revanche, les portraits établis par les censeurs ne s’attaquent qu’aux vices en tant que communs à tous et surtout se recommandent par leur extrême acuité, dans la mesure où ils parviennent à faire tomber les masques, par leur capacité à déchiffrer les moindres grimaces et dissimulations.