Pensées
La notion de “pensée”, à laquelle est consacré un substantiel développement de la « conversation des pointes ou pensées », ne fait pas l'objet d’une définition stricte dans les textes de la seconde moitié du XVIIe siècle, où le terme peut recouvrir plusieurs réalités différentes. Les Nouvelles Nouvelles, comme nombre de textes contemporains, y reconnaissent une idée ingénieuse, un trait d’esprit saillant qui suscite chez le lecteur ou l’auditeur des effets similaires à ceux provoqués par le sublime et les « beaux endroits ». En réalité, la pensée telle que l’entendent les nouvellistes du tome II s’apparente plus à la pointe, avec laquelle elle partage l’essentiel de ses caractéristiques, ou au trait d’esprit, qu’à un genre bref, tel que la maxime ou la sentence.
Ainsi conçue, la pensée est assimilable au trait d’esprit, tel que théorisé par le cartésien Jacques du Roure dans sa Rhétorique française (1662), qui le définit comme “une expression de quelque belle et extraordinaire pensée” qui “donne de l’agrément au discours”. Autrement dit, la pensée est un trait saillant dans un discours continu, qui permet de lui donner de l’éclat et de susciter l’admiration. Sa diversité d’usage ne permet pas de lui attribuer une forme régulière. Cependant, elle est le plus fréquemment constituée par une comparaison, une antithèse, une métaphore ou une syllepse, considérées comme habiles ou astucieuses.
Vers une définition
Les nouvellistes de la « conversation des pointes ou pensées » détaillent plusieurs traits caractéristiques de la pensée, pour la plupart similaires à ceux de la pointe :
Un aspect saillant : les pensées « belles et fortes […] se font remarquer
par-dessus le reste du discours dans lequel elles sont insérées » (p. 90)
[développement] Plusieurs textes contemporains évoquent
la nécessité de rehausser le discours de pointes et de traits d’esprit. C’est
notamment le cas de :
Jacques du Roure dans sa Rhétorique
française (1662) : “[L]es traits d’esprit son nécessaires à qui veut
agréer. Car notre entendement non plus que notre vue ne se plaît pas aux objets
qui n’ont nul éclat.” (p. 48)
Pierre Costar dans sa Défense des ouvrages de
Monsieur de Voiture (1653) : « Si je n’avais peur de vous ennuyer, je
pourrais rapporter une infinité d’exemples qui justifieraient qu’il n’est ni
nécessaire, ni possible que toute une pièce ait partout un même éclat et un même
lustre. […] c’est principalement dans le sonnet, qui n’étant proprement qu’une
épigramme adoucie, doit réserver pour la fin, ce qu’il y a de plus ingénieux et
de plus touchant ; de sorte que pour faire valoir davantage, pour relever et
mettre mieux en son jour la subtilité de la pensée dans laquelle consiste la
plus grande beauté de ce petit ouvrage, il est bon de s’affaiblir à dessein et
de faire les premiers vers moins pompeux et moins ajustés. » (p. 153)
Même idée chez Colletet, dans son Traité de
l’épigramme (1657), pour la pointe qui clôt le poème :
“Et de
vrai, nous considérons cette conclusion de telle sorte, qu’encore que les
pensées d’ailleurs en soient un peu fades et froides, et que l’épigramme n’ait
pas toutes les grâces qui seraient à désirer, si est-ce qu’elle finit bien, on
ne laisse pas de l’estimer et d’en conserver la mémoire.” (p. 56)
Une brièveté qui lui confère plus de force et suscite l’admiration : la pensée
est « une chose qui […] est expliquée en peu de paroles et qui, étant ainsi
resserrée, paraît plus forte et jette un certain éclat qui surprend ceux qui la
lisent ou qui l’écoutent, et qui la fait aimer et admirer tout ensemble »
(Nouvelles Nouvelles, p. 92). [développement] Donneau de Visé reprendra cette idée à propos de Corneille peu de temps après
dans sa Défense du Sertorius (1663) : “Monsieur de Corneille, qui
dit beaucoup en peu de paroles, et qui a l’art de resserrer ses pensées pour les
rendre plus fortes et plus belles, a prétendu dire que la victoire favorisait
tantôt l’un et tantôt l’autre parti, ce qu’il a fait entendre à tout le monde,
excepté à Monsieur l’Abbée d’Aubignac, qui a l’intelligence aussi courte que la
vue.” (p. 96-97)
Jacques Du Roure, dans sa Rhétorique
française (1662), fait de même à propos des traits d’esprit :
"Mais je suis trop long à parler de choses qui, si l’on excepte comme j’ai fait
la clarté et la force de l’exception, n’agréent que par la brièveté. Le plaisir
même cesserait vraisemblablement d’être ce qu’il est et ce que l’on nomme, si la
nature ne l’avait fait court" (p. 51)
Quelques années plus tard, Bouhours, dans son “Entretien
sur le bel esprit” (Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671) lui
accordera une importance essentielle :
« Quand on a de cette sorte
d’esprit [le bel esprit], on pense bien les choses, et on les exprime aussi bien
qu’on les a pensées. On ramasse beaucoup de sens en peu de paroles, on dit tout
ce qu’il faut dire, et on ne dit précisément que ce qu’il faut dire.”
(p. 264)
Cette brièveté permet à la pensée de surprendre le lecteur ou l’auditeur. Les
nouvellistes proposent même d’appeler les pensées du “madrigal pour Julie” des “vers de surprise”
(p. 86). Cette surprise s’exprime aussi par l’expression “frapper l’imagination”
(p. 116 et 126). [exemples] Elle est une dimension
essentielle de la pointe selon Colletet dans son Traité du sonnet
(1658) : « Car de tous nos poètes, celui-là, selon mon goût, emportera le prix
du sonnet, qui dans le huitième vers contentera de telle sorte son lecteur qu’il
semble que ce soit une production achevée, puis renchérissant sur tout ce qu’il
aura dit, couronnera son petit ouvrage d’une fin heureuse et d’une pointe
d’esprit d’autant plus surprenante, qu’elle dira ce qui n’a jamais été dit, ou
l’exprimera d’une grâce nouvelle. » (p. 56)
Costar la célébrait déjà dans sa Défense des
ouvrages de M. de Voiture (1653) : « Cette apostrophe n’est-elle pas
bien plus efficace, ne remue-t-elle pas bien autrement les affections, n’y
a-t-il pas quelque chose là qui est plus nouveau et plus surprenant que dans
tout le reste ? » (p. 152)
Bouhours, enfin, y fera appel dans sa Manière de
bien penser (1687) : « Quoi qu’il en soit, poursuivit Eudoxe, il y a
des pensées délicates qui flattent l’esprit en le suspendant d’abord et en le
surprenant après. Cette suspension, cette surprise fait toute leur
délicatesse. » (p. 188)
La surprise s’accompagne généralement d’une réaction d’admiration de la part
du lecteur ou de l’auditeur qui participe pleinement des effets de la pensée et de
la pointe, comparables à ceux provoqués par le sublime et les « beaux endroits ».
[développement] Dans les Nouvelles
Nouvelles, cette réaction est évoquée à plusieurs reprises :
“Il
semble, lui repartis-je, qu'elle réveille l'esprit de celui qui l'écoute ou de
celui qui la lit. Le plaisir qu'ils en reçoivent l'un et l'autre paraît dans
leurs yeux et sur tout leur visage, et il semble que l'on voie jusqu'au fond de
leur cœur la joie qu'ils en ressentent. Elle fait pour quelques moments tomber
le livre des mains à celui qui la lit, afin de se faire admirer et de lui faire
faire d'avantageuses réflexions sur ce qu'il vient de lire. Celui qui entend
réciter quelque chose où il y a de belles pensées n'en fait pas moins et, s'il a
l'esprit de les connaître , dès qu'il en trouve quelqu'une il s'écrie aussitôt :
Voilà qui est beau ! il en parle, il la répète, il la loue, il l'admire et
témoigne par ses gestes, par ses paroles et par la gaieté qu'on voit sur son
visage, la joie qu'il a d'entendre de belles choses.” (p. 94-96)
“C'est un
rapport que tout le monde ne remarque pas et qui n'est connu que des gens
d'esprit ; il leur plaît, il leur fait crier tout haut : voilà qui est beau ! il
fait réussir une pièce et l'on ne doit pas s’étonner s'il vaut mieux que la plus
belle pensée que l'on puisse imaginer, puisqu'il est souvent tout rempli de
pensées.” (p. 106)
“Elles se font admirer, elles font crier : voilà qui est
beau ! elles font témoigner la joie que l'on a de les entendre” (p.
108)
Colletet évoque les effets de l’épigramme en des termes
similaires à ceux qu’utilise Donneau de Visé (Traité de
l’épigramme, 1657) : « Une parole hardie, enchâssée dans de beaux
vers, comme un précieux diamant dans un riche chaton ; une rencontre inespérée ;
une conclusion que l’on n’attend pas ; une pointe d’esprit née sur le champ,
propre aux lieux, aux actions et aux personnes présentes, et en un mot, tout ce
qui excite le ris, ou l’admiration et qui fait avec joie et applaudissement
s’écrier l’auditeur, ou le lecteur, ô que cela est beau ! ô que cela est rare !
tout cela dis-je, témoigne assez clairement le haut mérite d’une noble, vive et
perçante épigramme. » (p. 68-69)
Cyrano de Bergerac dans la préface de ses
Entretiens pointus (1662) en fait un des attributs de la
pointe. Les “beaux esprits” dont on a recueilli les pointes rassemblées dans le
recueil “ne veulent pas être crus, mais seulement admirés, et que ce plaisir [de
se divertir] est leur seul objet.” (in Nouvelles Œuvres,
p. 58)
Une affiliation au domaine de la res, de l’esprit, qui la
distingue de la pointe, ressortissant, elle, à la parole. Selon une distinction
courante à l’époque, la pensée et la parole sont deux entités distinctes, la
première précédant la seconde dans l’usage du langage. Autrement dit, le signifié
est formulé dans l’esprit avant que le signifiant ne soit énoncé dans le “dire”. La
pensée est plutôt attachée au signifié, à la res, tandis que la
pointe est tributaire du signifiant, des verba, « toutes choses étant
pensées avant que d’être dites ou écrites ». [exemples]
L’idée est exprimée dans le Traité de l’épigramme (1657) de
Colletet :
« ce je ne sais quoi qui lui donne toujours de nouveaux
agréments, et qui étant considéré de près, découvre bien plus de choses dans le
fond et dans l’intérieur de la pensée qu’on en voit d’abord éclater sous la
belle apparence des paroles. » (p. 49)
On la retrouve dans La Pratique du Théâtre de
d’Aubignac (1657) : « Comme la tragédie ne doit rien avoir que de
noble et de sérieux, aussi ne souffre-t-elle que les grandes et illustres
figures, et qui prennent leur force dans les discours et les sentiments ; et
sitôt qu’on y mêle des allusions et des antithèses qui ne sont point fondées
dans les choses, des équivoques, des jeux de paroles, des locutions
proverbiales, et toutes ces autres figures basses et faibles qui ne consistent
que dans un petit agencement de mots, on la fait dégénérer de sa noblesse, on
ternit son éclat, on altère sa majesté, et c’est lui arracher le cothurne, pour
la mettre à terre. » (p. 448)
D’Aubignac toujours, dans sa Seconde
dissertation (1663) contre Sertorius, discrédite l’attitude du public
qui se flatte de comprendre une pointe fondée sur les mots.
« Cette phrase
[demander la main, donner la main, refuser la main] n’est pas même bien juste ni
particulière pour cette signification, car l’union des mains exprime communément
toutes sortes d’alliances et de sociétés dont elle est le symbole ordinaire,
mais elle n’est employée si souvent que pour en composer une mauvaise pointe,
tantôt avec la tête, tantôt avec le cœur, ou par quelque autre occasion, et
faire écrier le parterre qui pense entendre quelque chose de bien fin, parce
qu’il entend les paroles sur lesquelles est fondé ce mauvais jeu. » (p.
53)
Dans son Art poétique (chant II, 1674), Boileau
acceptera la pointe, pour autant qu’elle se borne à l’épigramme et qu’elle joue
sur la pensée plutôt que sur les mots :
“La raison outragée enfin ouvrit
les yeux, / La chassa pour jamais des discours sérieux ; / Et, dans tous ces
écrits la déclarant infâme, / Par grâce lui laissa l'entrée en l'épigramme, /
Pourvu que sa finesse, éclatant à propos, / Roulât sur la pensée et non pas sur
les mots.” (Œuvres diverses, p. 116)
Les reproches topiques
En même temps qu’ils proposent une définition de la pensée et une analyse de ses effets, les nouvellistes font état de critiques négatives à son encontre. Donneau de Visé semble ici se situer à un tournant dans l’évolution des discours sur la pointe ou la pensée, dans la mesure où ses critiques, en germe dans d’autres textes contemporains, seront reprises et amplifiées par Boileau ou Bouhours quelques années plus tard.
L’accusation de négligence de la composition générale d’un ouvrage au profit de la saillance de quelques vers.
Elle est formulée par Arimant (p. 93) [extrait] “et j'aime mieux un discours sans pensées, également fort partout et bien soutenu, qu'un discours inégal, rempli de pensées mêlées avec de méchantes choses, et je n'approuve point la plupart des grands auteurs de ce temps, qui mettent le plus souvent un méchant vers devant un bon afin de le faire remarquer, et qui ne se soucient pas que l'on dise qu'il y a de la faiblesse dans leurs ouvrages, pourvu que l'on demeure d'accord qu'il y a quelque chose de beau.” (p. 93)
Elle sera à nouveau énoncée dans la Seconde dissertation concernant le poème dramatique (1663) de d’Aubignac, qui reproche à Corneille de négliger délibérément certains vers pour en mettre d’autres en relief [extrait] « il s’imagine que ces taches [les vers négligés] servent de relief aux beautés de son ouvrage, mais je trouve au contraire que ce mélange les corrompt et gâte tout, comme je sens bien que mon plaisir en est toujours affaibli. »
Ou par Boileau qui, au chant I de son Art poétique (1674),
pensera de même. [citation] C’est peu qu’en un ouvrage
où les fautes fourmillent,
Des traits d’esprit semés de temps en
temps pétillent.
Il faut que chaque chose y soit mise en son
lieu;
Que le début, la fin répondent au milieu;
Que d’un art
délicat les pièces assorties
N’y forment qu’un seul tout de diverses
parties;
Que jamais du sujet le discours s’écartant
N’aille
chercher trop loin quelque mot éclatant. (p. 109)
Ainsi, les traits sont nécessaires pour donner de l’agrément au lecteur et à l’auditeur, conformément à l’urbanitas cicéronienne repensée par Guez de Balzac, mais ils ne doivent pas asservir l’entier du discours, comme le rappellent :
Du Roure, La Rhétorique française (1662). [citation]“L’orateur ne saurait manquer ici par excès aussi souvent que par défaut, ou de quelque autre manière, comme quand il emploie des traits d’esprit recherchés ou peu propres. Je veux dire quand il les emploie avec beaucoup d’affectation ou sans choix, et qu’il ne croit pas assez estimable la seule beauté naturelle d’un discours qui a de la netteté et de la force.” (p. 51)
Sorel, De la connaissance des bons livres (1671). [citation] “Nous y entremêlerons [aux matières sur lesquelles on doit pouvoir s’exprimer] quelquefois de certains traits qu’à bon droit l’on nomme des pointes d’esprit, pour ce que cela pique et réveille les auditeurs, et les excite à l’admiration ou à la joie, et à d’autres passions mêlées. Il se faut garder d’en user trop souvent, de peur d’ennuyer quelqu’un, car si ceux dont on a gagné l’attention par ces aiguillons du discours sont gens sérieux et d’importance, ils se plaisent davantage à des choses solides, ne voulant pas toujours ouïr des entretiens qui n’aient pour leur recommandation qu’une rencontre de mots, ou un double sens.” (p. 254)
Boileau, Art poétique, chant II (1674). [citation] “Ce n'est pas quelquefois qu'une Muse un peu fine, / Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine, / Et d'un sens détourné n'abuse avec succès / Mais fuyez sur ce point un ridicule excès” (Œuvres diverses, p. 116)
Le défaut de clarté et le manque de naturel sont deux critiques régulièrement émises à l’égard de la pointe, du fait de sa brièveté et de son aspiration à la brillance.
Clorante en fait le reproche dans les Nouvelles Nouvelles. [extrait] “ce que l'on appelle grandes, belles et profondes pensées ne doit passer à mon sens, chez les esprits bien faits, que pour d'obscures rêveries que celui qui les conçoit ne peut faire comprendre aux autres, ayant souvent bien de la peine à les entendre lui-même, ce qui n'est pas difficile à croire, vu la peine qu'un esprit se donne pour les enfanter, et les profondes rêveries où il s'ensevelit, qui l'entraînent souvent si loin que ce qu'il en rapporte est si grand, si obscur, si élevé et si embarrassé qu'il n'est plus connu des gens de ce monde.” Ces pensées-là d’ailleurs “ne méritent pas ce nom [de pensée]”. La pensée ne peut être “naturelle et forte tout ensemble” (p. 112-113).
L’obscurité de la pointe sera dénoncée par Scarron, dans ses Dernières Œuvres (1663). [déplier] “- Est-ce un grand péché qu’une pointe ? - Et dont on ne devrait jamais donner absolution. On ne parle que pour se faire entendre, et les esprits pointus ne s’entendent pas souvent eux-mêmes.” (p. 148)
et par Bouhours qui, dans son "Entretien sur le bel esprit" (Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671), oppose la clarté du bel esprit à l’incompréhensibilité de Graciàn, théoricien de la pointe. [citation] « Au reste, il ne suffit pas, pour avoir l’esprit beau, de l’avoir solide, pénétrant, délicat, fertile, juste, universel ; il faut encore y avoir une certaine clarté que tous les grands génies n’ont pas. Car il y en a qui sont naturellement obscurs, et qui affectent de l’être : la plupart de leurs pensées sont autant d’énigmes et de mystères ; leur langage est une espèce de chiffre ; on n’y comprend presque qu’à force de deviner. Gracian est parmi les Espagnols modernes un de ces génies incompréhensibles. » (p. 160)
Ce défaut de clarté s’accompagne souvent d’un manque de naturel, stigmatisé par le reproche d’“affectation” et par celui d’élaboration trop poussée.
C'est ce que fait Guez de Balzac dans l’une de ses Dissertations critiques (1654). [extrait] “Estimer moins l'honnête et agréable conversation, que la bouffonnerie des mauvaises farces, qu'un jargon d'équivoques et de mots à deux ententes ; qu'une foule de proverbes traînés par les rues, que des pointes de turlupin, qu'on va chercher au bout du monde, et qu'on fait venir sur le théâtre à force de bras et de machines, bon dieu quelle dépravation de goût, et quelle maladie de jugement ! Scipion et Laelius en auraient dépit, s'ils ressuscitaient.” (Dissertation 7, p. 596)
Bouhours, dans ses Entretiens… (1671), opposera la “naïveté” de langue française à l’affectation de l’espagnol et de l’italien. [extrait] « Mais comme la langue française aime fort la naïveté, poursuivit-il, elle ne hait rien tant que l’affectation. Les termes trop recherchés, les phrases trop élégantes, les périodes même trop compassées lui sont insupportables. Tout ce qui sent l’étude ; tout ce qui a l’air de contrainte la choque, et un style affecté ne lui déplait guère moins que les fausses précieuses déplaisent aux gens de bon goût avec toutes leurs façons et toutes leurs mines. » (p. 54)
La volonté de plaire et de briller, inhérente à la pensée, implique un oubli
de toute valeur de vérité dénoncé, dans les Nouvelles Nouvelles, par
Clorante à partir d’un extrait de La Mort de Commode (“au lieu de
passer pour pensée, elle ne passe plus que pour une faute considérable.”, p. 118).
Le reproche est également formulé, à la même époque, dans :
[extraits]La Prose chagrine, de La Mothe
Le Vayer (1661) : “une ruse de sophiste de pointer incessamment sur les termes,
sans se soucier de la chose dont il était question.” (éd. 1756, III, 1,
p. 300)
Une scène de théâtre inachevée de Scarron
(Dernières Œuvres, 1663), au sein de laquelle un valet se
défend d’être “faiseur de pointes” au nom de la vérité :
“- N’est-ce pas là
une pointe, double Fripon ? - Non, ma chère, c’est une vérité. Je te dis encore
un coup que je ne suis point faiseur de pointes, et je sers un maître qui les
hait si fort, qu’il donna une fois un soufflet au meilleur de ses amis, parce
qu’après cent pointes, toutes plus mauvaises les unes que les autres, il en fit
encore une, quoique mon maître l’eût conjuré de n’en plus faire.” (p.
148)
Zélinde, où Donneau de Visé reproche à Molière
d’avoir voulu dissimuler le caractère d’Arnolphe : “Oriane : Lorsqu’Élomire a
fait cette faute, il l’a couverte du brillant de ces maximes. Il a cru qu’elles
nous éblouiraient, et que les pointes nous empêcheraient de connaître
qu’Arnolphe dément son caractère.” (sc. III)
Le dernier “défaut” reproché à la pensée consiste en son inaptitude à formuler des idées originales et donc, à satisfaire à l’exigence de nouveauté. Le seul critère sous lequel on peut considérer la pensée comme nouvelle réside dans son expression.
C'est ce qu'Arimante formule dans les Nouvelles Nouvelles. [extrait] “On peut bien trouver le moyen d'exprimer des choses qui ont déjà été dites, d'une manière qui peut passer pour nouvelle, mais cela ne change rien en la chose exprimée et bien que cette belle et favorable expression, que l'on trouve quelquefois heureusement, ne laisse pas que de surprendre, cette surprise est semblable à celle que recevrait une personne qui en verrait une autre beaucoup plus parée qu'à l’ordinaire : quoique cet ajustement la surprît, il ne ferait pas que la personne qui paraîtrait ainsi parée n'eût point été au monde longtemps devant que de paraître en cet état, et qu'elle n'eût même été connue de celle qui serait surprise de la voir ainsi parée.” (p. 121)
C’était déjà l’idée de Costar qui, dans sa Défense des ouvrages de Voiture (1653) avait affirmé que ce dernier était passé maître dans l’art de formuler parfaitement une pensée que tout le monde peut avoir eue : “Monsieur de Voiture ne fait pas profession de dire des choses que personne ne sache, mais que personne ne sache mieux dire que lui, plus à propos ni plus agréablement.” (p. 98)
Bouhours dans la Manière de bien penser admet qu’on ne peut toujours trouver des pensées nouvelles, mais que dans ce cas, il faut que le tour soit nouveau [extrait] « Cicéron louant celles [les pensées] de Crassus, après avoir dit qu’elles sont si saines et si vraies, ajoute qu’elles sont si nouvelles et si peu communes, c’est-à-dire, qu’outre la pensée qui contente toujours l’esprit, il faut quelque chose qui le frappe et qui le surprenne. Je ne dis pas que toutes les pensées ingénieuses doivent être aussi nouvelles que l’étaient celles de Crassus, il serait difficile de ne rien dire qui ne fût nouveau, c‘est assez que les pensées qui entrent dans les ouvrages d’esprit ne soient point usées, que si l’invention n’en est pas tout à fait nouvelle, la manière dont on les tourne le soit au moins, ou que si elles n’ont pas la grâce de la nouveauté même dans le tour, elles aient je ne sais quoi en elles-mêmes qui donne de l’admiration et du plaisir. » (p. 75) et « Les plus belles choses, à force d’être dite et redites, ne piquent plus et cessent presque d’être belles, c’est la nouveauté ou le tour nouveau que Cicéron loue dans les pensées de Crassus, qui donne du lustre et du prix aux nôtres. » (p. 172)