Les nouvellistes et la curiosité
En consacrant les tomes II et III de ses Nouvelles Nouvelles aux « nouvellistes », Donneau de Visé est amené à aborder la question de la curiosité, qui constitue un sujet de débats et de réflexions essentiel dans la culture mondaine.
Des nouvellistes curieux
La curiosité est le trait de caractérisation principal qui définit les nouvellistes de Donneau de Visé. Dans les Nouvelles Nouvelles, on la trouve notamment thématisée dans les passages suivants :
t. II, p. 4Les nouvellistes y sont présentés comme « trois de ces messieurs qui font profession de ne rien ignorer de tout ce qui se passe dans le monde, qui croient savoir tout ce qui s'y fait de plus secret, et qui se mêlent de raconter toutes sortes de nouvelles »
t. II, p. 224sqUn bourgeois, motivé par son « désir curieux d’apprendre des nouvelles de tout ce qui se passe dans le monde » se fait éconduire par un gentilhomme qu’il a offensé par son inconvenance
t. II, p. 280 Les nouvellistes « firent tous paraître leur curiosité et le désir qu'ils avaient d'apprendre des nouvelles, à la vue de celui qui était allé quérir la lettre d'Ariste et la nouvelle de Lisimon. Ils lui demandèrent tous trois ensemble, avec une précipitation surprenante, s'il avait trouvé ce que l'on lui avait envoyé chercher, et comme ce domestique d'Arimant ne leur répondit pas avec toute la promptitude que leur impatience demandait, parce qu'ayant été fort vite, il s'était presque mis hors d'haleine, ils ne purent s'empêcher de faire voir leur douleur et soupirèrent comme si l'on leur avait annoncé la mort de leurs maîtresses ou celle des meilleurs de leurs amis. »
t. II, p. 216-218 ; t. III, p. 296-333 les nouvellistes, mus par une curiosité irrépressible, profitent d’une absence de leur hôte Arimant pour prendre connaissance d’une lettre qui ne leur est pas destinée et des documents qui l’accompagnent
t. III, p. 276 Les nouvellistes sont définis comme des « curieux qui perdent tout leur temps à débiter et à demander des nouvelles »
t. III, p. 306sq Le rapport entre curiosité et « nouvellisme » est défini ainsi : « ceux dont j’entreprends de vous faire le portrait […] ne peuvent être nouvellistes sans être curieux, parce qu’il faut savoir les nouvelles avant que de les raconter, et que pour les savoir, il faut être curieux, parce que c’est la curiosité qui oblige à demander tout ce qui se passe dans le monde, et cette sorte de curiosité étant mise aujourd’hui entre les maladies de l’âme, il est difficile, ou plutôt impossible, d’être curieux et raisonnable tout ensemble ; ce qui fait voir l’impossibilité qu’il y a d’être nouvelliste sans être impertinent, parce qu’il y a des nouvelles que l’on ne peut débiter sans avoir auparavant fait voir sa curiosité en les demandant. »
La curiosité amène à adopter un comportement extravagant. Les nouvellistes font preuve d’inconvenance et par conséquent s’insèrent très difficilement dans le développement de la conversation :
ils ne respectent pas les formes de la politesse, en particulier dans le
rituel des salutations. [exemple] Ils remplacent les échanges
d’usage par des questions pressantes sur les nouvelles : « leur avidité
d’apprendre tout ce qui se passe est telle que, pour peu qu’ils connaissent une
personne, ils ne l’abordent jamais qu’en lui disant : Qu’y a-t-il de nouveau
aujourd’hui ? ou bien : Que dit-on ? que m’apprendrez-vous de bon ? quelle
nouvelle savez-vous ? et après que l’on leur a dit ce que l’on sait, ils
demandent encore si l’on ne sait rien de nouveau, de même que si l’on ne leur
avait rien dit ; et s’il arrive que quelqu’un survienne, ils font encore la même
demande. » (t. III, p. 307), voire s’abstiennent même de saluer :
« Quand
ils sont tous en un peloton, au Palais ou en quelque jardin ou place publique,
ils ne regardent point ceux qui les saluent, et ne saluent presque jamais
personne, tant ils sont attentifs à écouter tout ce qui se dit en leur
compagnie. Ceux de leurs amis qui sont nouvellistes se viennent mêler parmi eux
sans les saluer, sans dire bonjour et sans parler du tout » (t. III,
p. 323)
ils rompent et entravent la conversation. [exemple] « Dès qu’ils entrent dans une compagnie, ils demandent des nouvelles, ou ils en débitent, et rompent souvent par là une conversation plus utile et plus agréable que ce qu’ils disent. Leurs discours sont interrompus, et ils passent souvent d’une chose à une autre. […] S’ils voient trois ou quatre personnes ensemble qui s’entretiennent, ils se mettent derrière elles pour les écouter, et quand ils connaissent qu’elles s’entretiennent de choses qui leur plaisent, ils se mêlent hardiment avec elles, bien qu’ils ne les connaissent pas (t. III, p. 310-312)
Ils sont indiscrets et, ne parvenant pas à taire leur curiosité lorsque la situation l’exige, ils s’avèrent incapables de respecter le secret.
ils sont envahissants. [exemple] « Quand ils tiennent un homme entre eux qui ne fait qu’arriver d’un pays étranger, ou qui vient de quelque spectacle qu’ils n’aient pas encore vu, il est si accablé de leurs questions qu’il ne sait auquel répondre. » (t. III, p. 317)
ils sont obsédés par leur objet, au point de ne pas tenir compte des autres composantes de la réalité humaine et sociale (ils « se piquent de » nouvelles, pour reprendre une expression en vogue au cours des années 1660. La Rochefoucauld rappellera que l’ « honnête homme ne se pique de rien »). [exemple] « Ils disent de ceux qui ne les veulent pas écouter lorsqu’ils débitent leurs nouvelles que ce sont des stupides et des gens qui ne savent ce que c’est que le monde. (t. II, p. 318)
ils sont des collectionneurs maniaques. [exemple] « Ils ont des recueils de tout ce qui s’est fait sur toutes les choses mémorables qui se sont passées de leur temps, comme sur le reine de Suède, lorsqu’elle quitta son royaume, sur la Paix, sur le mariage et sur la naissance de Monseigneur le Dauphin. Les nouvellistes d’État, qui ne se plaisent pas tant à ces sortes de choses, ont des recueils de tout ce qui se fait de pièces politiques en faveur du gouvernement ou contre l’État » (p. 317-318)
ils sont litigieux. [exemple] « lorsqu’on ne tombe pas
de leur sentiment, ils se mettent en colère » (t. III, p. 308)
« ils sont
quasi prêts à se battre contre ceux qui ne sont pas de leur sentiment, et c’est
le plus grand plaisir du monde que de les obstiner » (t. III, p. 320)
« Ils
se donnent souvent des démentis dans leurs disputes, et de là naissent des
querelles qui ne causent jamais de grands désordres » (t. III,
p. 323)
ils se critiquent les uns les autres (en cela ils sont semblables aux
auteurs). [exemple] « Lorsque Ariste eut cessé de parler et
qu'il vit que personne n'avait repris la parole, il me dit à l'oreille que tous
les contes qu'il avait faits des nouvellistes n'étaient que pour railler Ariste,
qui était le plus grand nouvelliste de Paris. Ariste dit en même temps à Arimant
que tout ce qu'il avait dit n'était que pour railler Lisimon et Clorante, et
Lisimon me dit, quelques moments après, qu'il n'avait rien dit que pour les
railler tous les deux » (t. II, p. 270)
« Quoiqu’ils se haïssent et qu’ils
disent en arrière du mal les uns des autres, comme font tous les gens qui sont
d’une même profession, ils cherchent néanmoins à se voir, pour se communiquer et
se faire part de leurs nouvelles » (t. III, p. 322-323)
ils « savent tout ce que font les personnes de qualité » (t. II, p. 315), ébruitent ce qu’ils apprennent et alimentent ainsi la rumeur. [exemple] « ils s’évanouirent tous, ou plutôt s’envolèrent chacun de leur côté, pour aller publier cette nouvelle, comme s’ils eussent été gagés pour cela, ou comme si chacun d’eux eût dû jouer ce jour-là le rôle de la Renommée. Ils se promenèrent par toutes les salles du Palais, et chacun d’eux disait cette nouvelle à tous ceux qu’il connaissait. Il y en avait même qui l’assuraient avec de grands serments à ceux qui ne les voulaient pas croire ; l’on me l’a redit à moi-même plus de vingt fois en un quart d’heure. Plus de deux mille personnes qui étaient dans le Palais l’apprirent» (t. II, p. 233-234)
ils s’acharnent à enregistrer toute production littéraire. [exemple] « Les nouvellistes de Parnasse qui se trouvent sans tablettes et à qui l’on dit quelque sonnet au Palais, ou quelque épigramme qu’ils veulent retenir, vont de boutique en boutique demander de l’encre et du papier, et les décrivent sur les boutiques mêmes. Il y en a que l’on appelle les coureurs de chansons, et qui ne font que demander et que donner le petit air nouveau. », (t. III, p. 326)
ils s’attribuent une importance qu’ils n’ont pas et se mêlent de donner leur
avis sur le gouvernement. [exemple] « Vous les y voyez
présider au milieu de quantité d’auditeurs, parler d’action et se faire écouter.
Là, ils marient les rois et les princes, font la paix, déclarent la guerre. »
(t. III, p. 320-321)
« Ils prennent tous grand intérêt aux bâtiments du roi
et à l’embellissement de Paris. Ils sont tous contrôleurs des grands édifices et
ne manquent jamais de temps en temps de les aller voir. Après les avoir bien
considérés et avoir bien contrôlé dessus, ils débitent leurs nouvelles en y
regardant travailler. » (t. III, p. 324)
Les nouvellistes se révèlent par conséquent fâcheux comme des pédants (à l’instar du Caritidès des Fâcheux) ou comme d’autres personnages de cette même comédie (Ormin le donneur d’avis, Lysandre le chanteur de courante, Dorante le chasseur, Alcipe le joueur), qui tous assomment leurs interlocuteurs de leur logorrhée, contreviennent aux principes de la politesse, sont prompts au litige et ne ressentent aucune gêne à imposer leur manie au reste de l’humanité.
Une manifestation de la curiosité
« L’insupportable et ridicule avidité qu’ont de certaines gens d’apprendre des nouvelles » (t. II, p. 236) est de fait une manifestation de la curiosité, qui constitue dès lors une nouvelle forme de parasitisme.
Cette « maladie de l’âme » (t. III, p. 306) avait été longuement décrite et analysée dans le prologue de la nouvelle Célinte (1661) de Mlle de Scudéry, puis elle avait fait l’objet d’allusions ou de traitements substantiels dans plusieurs œuvres parues au cours de la première moitié des années 1660 (ainsi dans la seconde entrée du ballet du premier acte des Fâcheux). Le rapport entre curiosité et « nouvellisme » est mis en évidence, en particulier, dans :
L’Ecole des femmes : Arnolphe est caractérisé par un goût
maladivement curieux pour les nouvelles révélant les histoires amoureuses
confidentielles de ses concitoyens [détails] Chrysalde
reproche à Arnolphe, dès l’orée de la pièce :
« vos plus grands plaisirs
sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues
secrètes... » (I, 1, v. 19-20)
De fait, Arnolphe prend un malin
plaisir à s’informer et à recueillir les nouvelles des infortunes
conjugales :
« Bon, voici de nouveau quelque conte gaillard,
Et ce
sera de quoi mettre sur mes tablettes. »
(v. 306-307)
Chrysalde
lui oppose une véritable éthique de l’information :
« J’entends parler le
monde, et des gens se délassent
À venir débiter les choses qui se
passent :
Mais quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais
on ne m’a vu triompher de ces bruits ;
J’y suis assez modeste » (v.
46-49)
Célinte (1661) des Scudéry [citation] [On
reconnaît, dans l’expression “espions de conversation”, la figure du
nouvelliste]
« Elle serait au désespoir, si elle pensait qu’il y eut une
intrigue qu’elle ne sût pas, et qu’on dît une nouvelle par le monde qu’elle
ignorât. De sorte qu’elle entretient amitié avec dix ou douze espions de
conversation, qui lui rapportent tout ce qu’ils apprennent, et qui bien souvent,
plutôt que de ne lui rien dire, inventent des choses pour lui dire, qu’elle
redit après de bonne foi, comme si elles étaient véritables. »
(Célinte, 1661, p. 42-43)
Le Courtisan parfait (représenté en 1663), tragi-comédie de
Gabriel Gilbert [détails] La confidente de l’héroïne est
décrite comme une « curieuse de nouvelles » :
« Elle s’enquiert de tout,
sait toutes les nouvelles
Qu’elle va débiter après dans les ruelles,
[…]
Elle sait gouverner la prude et la coquette
Et va tous les matins
causer à leur toilette
Et s’instruit de la sorte en gazette de cour
Des intrigues de nuit qu’elle conte le jour
Et se mêle parfois de quelque
mariage. »
(I, 1)
Donneau de Visé, en construisant une de ses nouvelles autour de personnages de « curieux de nouvelles », auxquels il attribue la dénomination jusqu’alors peu usitée de « nouvellistes », se livre à une exploitation fictionnelle ambitieuse du thème de la curiosité.
Un sujet de satire
Dans la mesure où le « nouvellisme » se conçoit comme une manifestation de la curiosité et que, de surcroît, « le nombre des nouvellistes [est] plus grand qu’il n’a jamais été ou, pour mieux dire, tout le monde [est] de ce nombre depuis que les femmes s’en mêlent » (t. III, p. 327), Donneau de Visé peut se prévaloir de la nécessité d’offrir à ses lecteurs un moyen de corriger ce travers.
La nouvelle des « Nouvellistes » se propose dès lors comme une satire destinée à fustiger les excès du goût immodéré pour les nouvelles. C’est ainsi que Donneau de Visé, comme nombre de ses contemporains, met en scène la figure du curieux puni qui, victime de son propre travers, parvient finalement à la conclusion que « l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver » [Propos d’Horace dans L’Ecole des femmes, I, 4, v. 369-370].
En se dénouant sur la « forte résolution » de Clorante de se « rendre à l’avenir maître de [sa] curiosité » (t. III, p. 334), l’histoire exemplaire des trois « curieux de nouvelles » est censée faire prendre conscience au lecteur des excès du « nouvellisme » et l’amener une pratique raisonnable d’une activité, qui fondamentalement « n’est pas un vice ». En effet, « l’avidité avec laquelle les nouvellistes en demandent, jointe à la profession qu’ils font de savoir tout ce qui se passe et d’en faire part aux autres, les rend seule condamnables » (t. III, p. 336).
Sous cet angle, la nouvelle des “Nouvellistes” remplit les mêmes fonctions que la lettre intitulée “Satire contre un précieux qui était aussi grand nouvelliste” que René Le Pays fait paraître dans ses Amitiés, amours et amourettes, dont l'achevé d'imprimé est du 15 mars 1664. Le portrait d’un nouvelliste qui y est offert, outre de présenter plusieurs des traits qu’avait relevés Donneau de Visé, se clôt par la constatation suivante :
Vous me direz sans doute que tout le monde n'est pas si peu curieux que moi et que les nouvelles sont présentement la matière des plus belles conversations. Il est vrai. Mais en ceci il faut de la modération comme en toute autre chose. J'avoue qu'il est de certaines nouvelles qu'un honnête homme doit savoir et qu'il ne faut pas sembler être de l'autre monde parmi les gens de celui-ci. Il n'y a que les chartreux qui doivent ignorer certains changements qui arrivent dans l'Etat. Mais aussi ne faut-il pas que la curiosité des nouvelles devienne une passion. (p. 414-419)